Premier
Il s’était réveillé amusé de son idée dont il n’avait, dans un premier temps, pas mesuré la portée.
Deuxième
Il avait décidé de modifier un paramètre dans ses écrits. Dorénavant, il commencerait par indiquer le jour. Cette nouveauté lui permettrait d’échapper au chaos généré les années précédentes. Il n’était toutefois pas certain que ce soit une bonne idée. Mais ça n’avait, de fait, à cette échelle, pas grande importance, il pourrait toujours procéder, plus tard, à leur effacement. Il sentait pourtant que ce choix donnerait, imperceptiblement, une nouvelle direction à son rapport quotidien. Il y voyait aussi une correspondance avec le calendrier mensuel qu’il avait sur son bureau, celui qu’il traçait minutieusement chaque mois et sur lequel en lettres capitales élégantes, il notait, au porte-mine, son emploi du temps. Il poursuivait ainsi le sens de la vie dans la société dans laquelle il avait été projeté soixante-six ans plus tôt, un monde où le temps est réglé dès le plus jeune âge. Maintenant que le temps lui appartenait, il aurait pu le laisser s’écouler, filer, l’oublier et se perdre dans l’indifférence. Il n’était pas exclu, il le découvrait avec stupeur, que la dégénérescence sénile ne fasse pas son lit sur cet abandon progressif, que le temps, qui fut le mur contre lequel l’homme debout bute « je n’ai pas le temps » trébuche quand la digue tombe et qu’il se retrouve à découvert, sans cette limite. Il trouvait que le choix d’indiquer le jour avait déjà apporté sa petite pierre à l’édifice de sa pensée.
Troisième
Il avait repensé à cette aventure textuelle dans laquelle il s’était engagé. Il la trouvait extraordinaire, bien plus fascinante que les traversées d’un continent à vélo, ou, pire, de la mer à la nage. Ce dernier « exploit » révélait bien ce que l’humain était capable de faire par défi, pour épater la galerie, ou surmonter son ennui. S’il pouvait admettre qu’un périple à vélo puisse, éventuellement, constituer une expérience désirable mais nager pendant des dizaines d’heures, mettre sa santé en danger, quand on sait le peu d’attrait que l’activité recèle, il s’agit juste de flotter et d’avancer à la vitesse de la limace, de garder la tête dans l’eau et de respirer alternativement à droite puis à gauche en battant des pieds et remuant l’eau à grands mouvements de bras, rien d’autre, il ne se passe rien, rien à raconter, rien à voir, rien à dire, … le degré ultime de l’infinie vacuité dont l’homme est capable pour exister.
Quatrième
Il ne savait pas s’il allait poursuivre ce drôle de compte. Il sentait confusément qu’il traduisait quelque chose mais il aurait été bien incapable de dire quoi. Il allait continuer tant qu’il ne saurait pas. Il n’imaginait pas qu’il recouvrait une révélation majeure, un truc qui aurait échappé à la sagacité de l’espèce, mais il s’amusait à l’idée de laisser son cerveau chercher une raison - ce qu’il ne pouvait s’empêcher de faire, une machine à se raconter des histoires, et à y croire -. Lui, il avait renoncé, provisoirement, à en inventer des histoires, à faire sortir des personnages de son chapeau, la lecture du journal lui prouvait chaque jour qu’il manquait d’imagination. Ce matin, il avait lu l’histoire d’un couple, apparemment très sympathique, très bien intégré dans leur communauté - ils avaient fondé une école de musique-, qui avait eu pour projet de sacrifier leur enfant de cinq ans dans le désert, des « gens aimants, très attentionnés,… » rapportait le maire au journaliste qui l’interrogeait. Ben voyons.
Il avait prévu d’aller courir dans la neige. Il venait de regarder par la fenêtre, il pleuvait, le brouillard flottait sur les arbres, un bleu-gris foncé terne coloriait le paysage, pas engageant.
Cinquième
Il s’était réveillé au milieu de la nuit -le vrai milieu à quelque chose près -, avait ouvert le journal et lu les nouvelles pendant une heure, une succession d’informations à plomber le moral. Etonnamment, ça ne l’atteignait pas plus que ça, attentat, crime, malversation, parjure,… toute cette violence restait abstraite, un fond d’écran. Il suffisait de se cogner l’orteil contre le pied du lit pour ressentir de la colère, de l’injustice, tous les sentiments s’exacerbaient alors qu’ils étaient restés à marée basse pendant la lecture de toutes ces horreurs. L’être les avait gobées comme il s’enfile des cacahouètes en buvant sa bière, indifférent mais friand.
Une pluie fine et froide le retenait à l’intérieur, du bureau au canapé et inversement, écrire et lire. Des chansons tristes ajoutaient à l’ambiance en s’échappant des grandes enceintes. Il avait rouvert son écran pour ajouter des considérations sur le temps, pas celui qui se manifeste dehors, l’autre, l’invisible qui ronge les os et froisse la peau. La parole qu’ils avaient ébauchée dans la vieille maison du petit village perché le mois dernier continuait à fissurer l’édifice qu’il avait présenté, cette façade qu’il avait hardiment affichée « le temps n’existe pas ». Depuis, la question avait rampé, creusé, et aujourd’hui, il avait perdu de sa belle assurance. Il avait reconsidéré le problème, l’avait sorti de l’eau profonde dans laquelle il l’avait plongé pour le noyer, devant lui, encore dégoulinant, qui le dévisageait en grimaçant. Il existait bel et bien, et même si, par un tour de passe passe, il avait, un temps, réussi, à le masquer, lui donner l’apparence d’un paramètre insignifiant, l’autre attendait son heure pour revenir sur la scène. Il pouvait tenter de l’apprivoiser, le découper en petits morceaux, mais comme l’hydre, il ne pouvait en venir à bout, l’éliminer. Dans le monde des idées, il pouvait le réduire à néant, mais dans la réalité, celle des hommes, il était obligé d’en tenir compte, au sens propre. C’était le monstre, le dragon des contes pour enfants, l’ogre, celui qui dévore tout sur son passage.
Sixième
Il avait été invité chez des voisins. En ville il n’avait pas eu de voisins. Depuis qu’il était isolé dans la nature, il était entouré de voisins. Ceux-là, il les connaissait mal, il avait randonné avec eux un dimanche. En papotant sur le sentier, ils avaient réalisé qu’ils habitaient à côté. Il suffisait qu’il descende dans son jardin, qu’il passe par le portillon, qu’il emprunte le petit chemin de terre vers la montagne, leur maison était la première qu’on voyait en contrebas, une maison blanche avec une grande terrasse. Il avait trouvé la soirée très pénible, tous ces corps parlants assis en cercle autour d’une table basse, buvant de l’alcool et mangeant des aliments gras et sucrés. Autant il aimait se promener avec eux dans la neige, le froid, le vent et le soleil aussi, autant il n’appréciait pas cet agencement. Il les trouvait beaux dans la nature avec leur veste colorée et leurs gros godillots, il les trouvait laids dans leur intérieur triste, leur vieux pulls avachis et leur pantoufles usées. Il venait de comprendre ce qui le mettait mal à l’aise dans ces situations. L’animal humain, comme les autres animaux, est beau dehors, éclairé par la lumière du jour, entouré d’arbres, il est moche éclairé par un plafonnier, entouré de béton et de plastique.
Septième
Le vent avait rabattu violemment le volet quand il avait ouvert la fenêtre. Il avait plu et l’obscurité était encore totale. Il avait vite refermé et était retourné au lit. Il n’avait pas trouvé sa tasse. Il avait dû l’oublier à l’étage, mais il ne pouvait s’empêcher de la chercher, dans les placards, le local technique, la salle de bains,… ce qui était insensé. Devant l’évidence, il avait quand même fini par renoncer mais son cerveau continuait à mouliner cherchant cette tasse, ou, tout du moins, comment et où elle avait disparu. Il n’aurait pas été plus étonné que ça de la voir réapparaître sur l’évier, là où il était persuadé de l’avoir posée la veille. Ce minuscule contretemps révélait l’obstination jusqu’à l’absurde que l’animal humain montre quand quelque chose lui échappe. Toutes les croyances s’appuient sur ce mécanisme. La conclusion qu’il venait de tirer était peut-être un peu rapide, abusive.
Il avait terminé un petit livre emprunté à la bibliothèque. L’auteur, un sociologue, y relatait ses « microfugues », ces brèches, poternes (portes dérobées), bifurcations, intervalles, parenthèses, qu’il pratiquait dans sa vie quotidienne, ces instants volés, en attendant un avion, en entrant dans une église, … il multipliait les exemples. Il avait trouvé que le bonhomme n’allait pas assez loin dans sa démarche, qu’il s’était arrêté en chemin. L’enchantement se nichait dans des détails ne nécessitant aucun décalage, aucun pas de côté. Il avait manqué le point visé, celui de la présence à la vie, (il l’avait balayé du regard sans s’y arrêter). C’était pourtant, selon lui, la porte d’entrée vers ces microfugues, l’extraordinaire résidait tout autant dans une cage d’escalier (l’auteur entrait dans des immeubles et restait assis sur les marches dans la pénombre) que dans n’importe quel déplacement ou activité (l’insolite, l’étrange, l’incroyable, le saisissant était toujours là, autour de soi). Lui, tout l’enchantait, la rosée du matin, la ligne grise qu’il avait tracée sur le mur, la courbe de la lampe, le pantin sur l’étagère (il l’avait articulé de telle sorte que sa jambe droite soit enfoncée jusqu’au genou dans le petit pot rouge (celui qu’il avait reçu en cadeau à son mariage), la couverture en alpaga posée sur la chaise de jardin (qui lui servait de fauteuil),… il ne se lassait pas de suivre des yeux les formes, les lignes les ombres et les lumières qui l’entouraient, un tableau en trois dimensions. Il pouvait se lever pour modifier un élément, déplacer ou orienter différemment un objet pour rétablir un équilibre (ce qui constituait un équilibre à son idée).
Il avait marché toute la journée, pluie, grésil, neige, vent, froid, vivifiant. Le guide avait choisi un terrain facile, abrité, ils avaient parcouru des forêts, emprunté des pistes, croisé des chasseurs, traversé des hameaux déserts. Ils avaient pique-niqué dans une jolie chapelle. Ils s’étaient installés sur les bancs, et, contrairement à leur habitude, avaient mangé en silence. Quand il était rentré, il n’était pas fatigué, mais, à peine allongé, il s’était endormi.
Huitième
Les chaises de jardin étaient sans dessus dessous, emberlificotées, dénudées. Elles dessinaient des formes presque humaines dans l’herbe, des corps meurtris, abandonnés. L’écriture légère qu’il avait pratiquée jadis lui paraissait bien éloignée à présent.
Le vent était tombé, le froid avait ralenti le temps.
Neuvième
Il avait l’impression que ce décompte absurde jouait comme un étau, un goulet d’étranglement, le filet de mots se réduisant comme peau de chagrin - le chagrin est un cuir préparé avec la peau de la croupe d’un âne ou d’un cheval. Cette vérification lui avait permis de doubler artificiellement la quantité de lignes. Cette idée de nommer, même de manière limitée, les jours, l’enfermait dans une logique qui l’oppressait - réellement, il ressentait une compression thoracique et une légère difficulté à déglutir. Il hésitait pourtant à abandonner si vite. Il y avait peut-être quelque chose qui allait se débloquer, ouvrir sur une piste cachée. Il se donnait encore quelques jours avant de réexaminer la question. Il n’y avait, en fait, rien d’urgent.
Il avait neigé. C’était annoncé. Une fine couche recouvrait l’herbe, la neige n’avait pas tenu sur la terrasse. Le paysage était bleu, une variation de gris sombres bleutés, de bleus ternes blanchis, le temps maussade avait effacé les couleurs, il restait cette teinte incertaine, un faux noir et blanc.
10.
C’était joli ce nombre, ces signes « un » et « zéro » suivis d’un point. Il y avait là presque tout, l’être et le néant, l’infini et sa limite, et dix qui manifestait le pluriel. Un titre, le titre qu’il cherchait depuis des années était là, sous son nez, apparu au milieu de la deuxième semaine de janvier, comme une évidence, une épiphanie, la trinité, le père, le fils et l’esprit saint. Tout était contenu dans ces trois dessins. On pouvait continuer, la ligne verticale du 1, une demi-flèche vers le ciel et les anges, l’ellipse du zéro, un raccourci, une orbite, le temps,… Il avait bien fait de tenir sa nouvelle lubie jusque là, de ne pas céder la veille à la tentation de l’interrompre.
Il avait trainé toute la journée, le temps maussade et glacé l’avait encouragé. Dans la matinée, il était descendu à pied au marché. La plupart des maraîchers étaient absents, la grande place presque vide.
11.
Il se demandait s’il n’avait pas trop parlé. Il aimait s’agiter, rire, exagérer son propos, s’emballer comme se révolter. Il pensait que cela faisait partie du jeu, de la vie, du jeu de la vie. Il y prenait un plaisir enfantin, comme quand il dansait dans le salon avec ses petites filles, mimant les rappeurs en montant le son. Il aimait cet échauffement du corps et de l’esprit, cette exultation, celle de la cour de récréation, la même qu’il trouvait en courant dans la neige. Il était turbulent, c’était un des qualificatifs dont on l’avait gratifié dans son jeune âge. On le surnommait « gracieux » aussi, mais c’était là, vilaine ironie pour désigner son côté ombrageux.
Le brouillard était si épais, le froid si vif, qu’il avait renoncé à son projet d’aller courir dans la montagne. Il s’était installé confortablement dans le grand fauteuil, s’était emmitouflé dans la couverture gris foncé. Il avait commencé, en buvant sa troisième tasse de café, par lire de la poésie chinoise du début du huitième siècle.
Assis devant le Mont Jingting
Les oiseaux s’effacent en s’envolant vers le haut
Un nuage s’éloigne dans une grande nonchalance
Seuls, nous restons face à face, le Mont Jingting et moi
Sans nous lasser jamais l’un de l’autre
12.
Il continuait à se réveiller au milieu de la nuit, sans raison. Il entendait par là qu’aucun tracas particulier ne venait lui demander des comptes comme cela avait été la cas pendant les travaux de la maison qu’il avait achetée il y a trois ans. A l’époque, il se réveillait en sursaut soumis à la Question, celle qui torture, celle à laquelle il faut répondre sans connaître la réponse : un escalier intérieur, pas d’escalier intérieur, changer toutes les fenêtres, pour quel coût, et les ponts thermiques, et les gouttières, et le dossier d’aide, et le virement, et … une liste sans fin qui lui nouait le ventre et brouillait l’esprit. Il avait fini par en perdre le sommeil. C’est pendant ces nuits blanches qu’il avait tenté de s’échapper en noircissant des pages. C’est son projet d’écriture qui l’avait sauvé, son roman, celui qui s’était arrêté aux deux-tiers, au moment où la maison était terminée et les factures acquittées. Il réalisait à l’instant que le personnage qu’il avait imaginé avait interrompu son aventure quand il s’était retrouvé dans sa maison après bien des péripéties. Il avait fouillé dans ses dossiers pour vérifier. A la page 227, la dernière, il avait écrit : « Le temps a passé. Le monde a changé. C’ est l’été. L’enfant joue dans le jardin. »
Il s’était installé en juillet dans la maison et il profitait de son grand et beau jardin, une première dans sa vie, une maison et un jardin, à lui. Le roman n’avait plus sa raison d’être, il lui préférait la vie.
Le chant lui pesait, il avançait trop lentement, au rythme de l’escargot. Il rampait péniblement quand les autres couraient allègrement. Il sortait des séances lessivé, éreinté, épuisé, usé jusqu’à la clé. Il devait le porter sur son visage, il le sentait, cet état d’abrutissement, quand le cerveau est en surchauffe, devenu incapable du moindre effort, prêt à rendre l’âme (la conscience serait plus juste). Même écrire le fatiguait, il laissait la langueur le gagner, la somnolence l’envelopper, la torpeur le guetter. Il venait de rester plusieurs minutes, le regard hagard, la bouche entrouverte, les bras ballants, devant l’écran. Lire « regard hagard » lui avait arraché un début de sourire.
La musique lui sortait par les trous de nez.
13.
Il ne comprenait pas bien la manie de l’animal humain de faire des noeuds, de chercher noise à tout bout de champ, de compliquer les choses simples, la vie, d’embrouiller les fils, de tordre les nerfs, de faire porter le chapeau de ses frustrations à l’autre. L’autre, le grand responsable de tous les maux, et pas un autre autre, ailleurs, avant, non, celui qui est là, devant soi, à côté. Quelle misère. Il y avait là quelque chose d’impensé, un truc qui remontait à l’enfance, à l’espèce, à l’origine ?
14.
Il s’était bien amusé à ouvrir la trace dans la neige. Il avait marché vite, enivré par la beauté du site. Cette immensité vierge, ce blanc à perte de vue, ces lumières vibrantes sur les crêtes, ces sapins poudrés l’enchantaient. Il ne ressentait aucune fatigue à soulever la neige à chaque pas, gagné par une douce euphorie. Derrière, certains râlaient un peu du rythme qu’il imposait. Il s’en moquait, il était dans sa sensation.
15.
Il s’était levé tôt. Le poêle ronronnait, des chansons douces l’accompagnaient pendant qu’il s’affairait sans s’agiter inutilement.
Il n’avait pas vu la journée, une succession d’occupations qui avait dévoré le temps et le voilà déjà somnolant dans son lit, à deux doigts d’éteindre.
Il avait étendu le linge, préparé une grosse soupe, tracé le calendrier des deux prochains mois. De voir les jours et semaines défiler sous sa règle l’avait un peu inquiété. Il matérialisait - schématisait - le temps en l’organisant sur cette succession de lignes sur la page blanche, 29, 30 ou 31. Il était encore au début de l’hiver et, sur le papier, avait filé jusqu’au printemps. C’était troublant de morceler ainsi le temps pour le faire entrer dans des petites cases. Vertigineux.
16.
Il avait passé une bonne partie de la journée dans la voiture. Il avait navigué d’un parking à l’autre, parcourant des allées débordant d’objets manufacturés, une quantité astronomique de verres, de chemises, de draps, de sacs, d’assiettes, de coussins, de tasses, de lunettes, de pantalons, de bols, de machines, de chaussettes, de culottes, de marmites, de tapis, de chaussures, de toutes les couleurs, des toutes les tailles, de toutes les formes,… l’œuvre délirante d’un mégalomane, la face hideuse du capitalisme. Il errait, passant d’une boutique, un grand cube trop éclairé, à une autre. Il arpentait ce terrain quadrillé. Il lui arrivait de lever les yeux, d’accrocher un coin du ciel. Il avait fait une pause à midi dans un établissement qui proposait, pour une somme modique, une formule qui offrait un choix limité de nourriture de basse qualité, grasse et sucrée. Après son café, il avait repris son véhicule pour sillonner une autre zone. De nouveau, il avait parcouru des allées, regardé à droite, à gauche, pris et reposé des trucs. La journée avait disparu, il savait en partant le matin qu’elle serait blanche. Un temps vidé du sens de la vie, du temps rapporté à des distances et des dépenses. Il avait trouvé deux minuscules raisons de se réjouir : l’achat d’un petit sac à dos jaune imperméable qu’il utiliserait quand il ferait du vélo et la silhouette des arbres le long du trajet. Il ne s’était pas lassé de les admirer à l’aller comme au retour, leurs branchages, la finesse des dentelles sombres qu’ils découpaient sur le ciel.
17.
Il avait peu dormi. Il essayait depuis l’aube de réajuster son système central, de jouer sur les réglages. Il avait creusé une brèche pour reprendre ses lectures personnelles, ce fil essentiel sur lequel reposait sa ligne de pensée, celui sur lequel il accrochait son devenir. Il avait du le laisser pendouiller pendant des semaines tout occupé à lire des ouvrages imposés par ses activités de lecteur en club. Il y avait trois brins à sa tresse, la littérature, l’information et le reste (dans ce fourre tout se trouvaient les livres du club, les cadeaux qu’on lui faisait,… tout ce qui n’était pas décidé, choisi par lui). Il ne rechignait pas à les découvrir, il arrivait parfois qu’un auteur (ou autrice) de cette catégorie rejoigne le groupe de ses favoris, augmentant alors le nombre de livres à lire (il aimait bien faire le tour complet quand il avait un coup de coeur). Pour gérer une telle quantité de mots à gober, il lui fallait mettre en place un schéma directeur, définir les priorités, les hiérarchiser, établir un emploi du temps. Se lever très tôt lui donnait une marge de manœuvre.
Une journée presque comme les autres. Il était resté dans le salon, la pluie intermittente l’avait découragé de s’agiter à l’extérieur.
18.
Même temps, pluies éparses, le ciel, les arbres, la terre, la pierre, tout est recouvert d’une couche de gris. Seul le poêle éclaire un coin de la pièce, le reste est dans la pénombre.
19.
Un vent glacial l’avait surpris quand il était sorti sur la terrasse. Le ciel était encore noir.
20.
Il était bouleversé par le livre qu’il venait de terminer. Ce n’est pas tant le texte qui l’avait enchanté mais le sujet que l’autrice abordait, la vie des peintres à Florence au XV ème siècle. Il connaissait toutes les oeuvres, les avait longuement admirées ; il avait visité les musées, les chapelles, s’était attardé devant un tableau, un triptyque, subjugué par une fresque mal éclairée, tordu le cou pour approcher les anges d’une coupole. Il pensait toutes ces images perdues, enfouies dans le tréfonds de son âme. Le roman les avait réveillées, leur avait redonnées des couleurs vives. Mieux encore, il les avait éclairées, animées, ces madones dont il avait détaillé les profils, analysé la courbure du nez, l’ourlet de la lèvre, la brillance de l’œil, le drapé des tuniques, les bleus, les rouges, les ocres,… Elles avaient une histoire, une vie, elles s’étaient mises à parler, aimer, souffrir, agir en dehors de la pose que la commande avait justifiée. Il ne les avait jamais imaginées dans leur quotidien, jalouses, espiègles, frivoles ou dévotes. Elles étaient des images pieuses. En lisant le roman, il les avait recherchées, les Lucrezia, Nadia et autres filles et femmes qui avaient servi de modèle à ces peintres si connus. Il en avait été ému, développant, a posteriori et à distance le syndrome de Stendhal, ce trouble ressenti devant les beautés florentines.
21.
Il notait une douleur vive sur le bout de langue en buvant son café. La veille, il avait assisté à un spectacle de « cirque » ; avant d’entrer sous le chapiteau, il avait mangé une soupe, elle était brûlante. Il avait mis des guillemets parce que l’image qui s’associe en général à « cirque » est plutôt joyeuse et bon enfant, ce « cirque » là était déconseillé aux enfants (interdit au moins de 10 ans, c’est dire), trois acrobates chanteurs évoluaient sur la scène, c’était brutal, violent, et beau quand même. Le chapiteau était tout noir, l’éclairage très limité, les numéros s’enchaînaient dans la pénombre ou l’obscurité. Les rares rires qui éclataient étaient des rires de soulagement après qu’un accident (prévu) ait été évité (les hommes se projetaient contre des poteaux, se malmenaient,…). Torses nus, ils passaient leur temps à crier, menaçants, dans une langue étrangère ou inventée. Seuls leurs mélopées à trois voix apaisaient l’ambiance sinistre qui se propageait dans les gradins. Ce n’était pas un spectacle de tout repos mais il l’avait apprécié. Il mesurait son degré d’appréciation à l’intensité de la douleur qu’il ressentait dans l’arrière du crâne, au niveau des occipitaux quand il riait.
Il avait marché toute la journée en raquettes dans la montagne. La neige était glacée et le bruit de ses pas l’avait assourdi, un vacarme qui expliquait sans doute pourquoi il avait mal à la tête maintenant. Il n’avait ni l’énergie de lire, ni celle d’écrire et encore moins de chanter. A cette simple idée, il avait grimacé.
22.
La semaine s’annonçait animée. Il venait de consulter son agenda, les lignes étaient remplies d’annotations, il avait dû ajouter des petites fiches pour compléter les informations à retenir.
La fenêtre était ouverte. L’air d’hiver s’engouffrait dans la pièce vide. La luminosité du ciel contrastait avec la pénombre dans laquelle était plongé le salon. Le glouglou de la machine à laver jouait sa partition, le vase trônait sur la table de la cuisine, indifférent au temps avec ses plantes immortelles. Les chaises étaient de travers, quelqu’un avait dû balayer. Les coussins étaient en désordre sur le canapé, ils formaient une sculpture étonnante, ainsi entassés. La température avait baissé, elle s’approchait maintenant de celle du dehors. Le soleil qui venait d’apparaître par la fenêtre à l’est ne réchauffait rien, il dessinait un rayon lumineux sur le bord de la table, une carré sur le tapis près du poêle éteint. Les livres étaient plus ou moins rangés sur le bureau, en attente.
Il avait décidé d’écrire une histoire sans personnage. Il se demandait jusqu’où il pourrait la conduire avant de reconnaître que c’était une idée insensée. Devait-il faire des chapitres, faire semblant. Le vent pourrait se lever et renverser le vase, faisant mentir la prétention des tiges qui se retrouveraient piteuses, sur le carrelage près de la poubelle. Le soleil allait tourner, modifier les ombres, mais le reste ? Il n’allait rien se passer, les dix centimes ne bougeraient pas d’un millimètre de l’endroit où ils avaient été oubliés, la règle, bien qu’en équilibre, continuerait à adopter la même position. Les seules variations sensibles seraient celles de la lumière et de la température. Le soleil entrerait par la baie vitrée, puis par la fenêtre située à l’ouest, il finirait sa course avant d’atteindre le nord, masqué par la montagne. Et la nuit tomberait, la température chuterait, un bout de lune peut-être et du brouillard sûrement teinteraient la scène d’un halo propice à une histoire fantastique. Mais sans personnage, l’impression se dissiperait vite dans la brume.
23.
Le silence n’était brouillé que par la soufflerie de la ventilation, un filet presque imperceptible. A peine réveillé, la nuit était encore profonde, il avait allumé son piano de poche et analysé la formation des accords. Leur organisation le titillait depuis la dernière leçon de solfège. Il venait de comprendre cette affaire d’accords majeurs et mineurs. Il les distinguait à l’oreille et les reproduisait sur le minuscule clavier. Il en avait ressenti une joie profonde, un voile s’était déchiré, il avait entrevu la musique, nue.
24.
La nuit avait été compliquée. Une interruption de sommeil indépendante de sa volonté. Comme une page blanche. Il supposa que c’était l’effet de l’atelier d’écriture. Le professeur lui avait fait entendre, à bas bruit, qu’il n’avait pas de suite dans les idées, que sa pensée tarabiscotée ne tenait pas debout, qu’elle était instable. Il considéra, après avoir examiné la situation sous tous les angles, que c’était plutôt une bonne chose.
25.
La fin comme clé de voute du récit, la fin comme « leçon », comme « morale » tendrait le texte vers son point d’arrivée. Il n’avait jamais examiné le problème sous cet angle. Plus il avançait dans ses réflexions, plus le paysage lui semblait étrange et familier à la fois.
26.
Sa vie intérieure s’était réduite comme peau de chagrin. Il avait externalisé tout ce qui constituait autrefois sa richesse. En témoignait le calendrier sur le bureau qui se remplissait de rendez-vous, d’activités. Ce n’était pas, à proprement parler des tâches à réaliser, c’était vraiment une mutation, un changement d’affectation, ce qui avait été traité dedans se jouait dehors dorénavant. Ce qu’il pratiquait seul, la lecture, la pensée, l’écriture, les activités physiques, il les pratiquait toutes en groupe maintenant. Le changement était spectaculaire. Ça avait commencé en catimini et s’était répandu sur tout son être. Il n’était plus l’ombre de lui-même, il était lui, sans doute poussé par ce « il » qu’il s’obstinait à raconter chaque jour. Ses yeux le démangeaient au réveil ce matin, il s’en inquiéta avant d’en identifier la probable cause, le ratissage et le ramassage dans le jardin la veille, sous cette température estivale. Il se demandait qui il allait devenir, il s’était attaché à cet être solitaire avec lequel il avait vécu jusqu’à présent. Il ne se reconnaissait pas encore dans cet être social qui l’occupait désormais.
27.
Il n’aurait jamais imaginé changer à ce point, devenir un autre à cet âge. Lui qui avait vécu à l’intérieur (de sa tête, de l’appartement, de la ville) se retrouvait propulsé à l’extérieur (dans des groupes, dans une maison avec un grand jardin, en pleine nature). Il se demandait si les changements de conditions étaient à l’origine de son changement de condition, si c’était l’effet d’une construction (réflexion et action, il avait longuement réfléchi à ce qui était désirable pour un homme de son âge dans sa condition physique, affective et matérielle) ou l’effet mécanique d’un changement de paramètres ( retraite, maison, jardin, nature). Il découvrait que persistait une constante (le moi, un objet non identifié qui maintenait une forme d’unité au sujet (une unité sujette à des variations). Un autre phénomène était remarquable. Dans le protocole expérimental qu’il avait établi (plonger son corps et (ou) son esprit dans des nouvelles activités), il observait d’autres changements d’état, la danse et le chant modifiaient sa perception du monde. ce n’était pas une simple vue de l’esprit, les traductions étaient concrètes, son cerveau s’occupait autrement sans qu’il y prête attention, il chantait, s’attachait aux situations réelles, oubliait de penser par lui-même (il ne se plongeait plus dans l’abstraction sans fond, il restait à la surface).
28.
29.
Il n’avait pas ouvert son journal. Il avait écrit de droite et de gauche sans rapporter ses pensées ou autres considérations. Sa mémoire s’en trouverait-elle altérée ? Devait-il tricher ? Reconstituer a posteriori les mots manquants ? L’illusion serait évidemment parfaite. Qui pourrait deviner qu’il manquait un morceau et qu’il l’avait artificiellement ajouté un jour plus tard ? C’était impossible et pourtant un léger malaise le gagnait, se propageait. Il allait devoir l’endiguer, le repousser, l’évacuer, s’en débarrasser. Resterait-il une petite trace de la tache ? Un passage un peu terni ? Cette histoire de tache venait de lui rappeler qu’il avait le linge à étendre, et que, comme le dit le bon sens populaire « ça n’allait pas se faire tout seul ».
Ce « il » qui l’avait accompagné pendant deux ans chaque jour, qui s’était répandu, à sa place, sur des pages et des pages, commençait à s’échapper. Il lui avait donné la main pour écrire, ils s’étaient plutôt bien entendus. Il commençait à s’effacer, à rejoindre les personnages de papier. Il se demandait ce qu’il allait devenir, s’il saurait se débrouiller sans lui. S’il arrêtait de parler de lui, il faudrait que quelqu’un prenne le relais. Un autre qui racontera ce qui lui chantera.
30.
La fenêtre était restée ouverte. Je me suis levé pour la refermer. L’air était doux. Je suis resté, les pieds nus sur le carrelage, subjugué par ce que je voyais dans le jardin, en contrebas. La lune éclairait un chevreuil. Il se promenait dans l’allée. Il a levé la tête, m’a dévisagé, et, je pourrais en jurer, m’a souri. J’ai dû cligner des yeux, quand je les ai ouverts, l’animal avait disparu.
Il n’était pas convaincu par la tournure que prenait cette nouvelle approche. Il fallait qu’il s’éloigne de son quotidien pour échapper à l’identification. Il était toutefois surpris par le léger écart qu’il y avait entre ce type un peu cucul avec son histoire à l’eau de rose et lui, c’était quand même prometteur. Il faudrait qu’il creuse un fossé pour se retrouver sur une autre rive, parler d’ailleurs. Là, il était encore trop proche.
La fenêtre était restée ouverte. J’ai entendu un bruit. Je me suis levé, j’ai attrapé le fusil sous le lit. Je le garde à portée de main depuis que l’électricité a été coupée. J’ai enfilé un pull. Il faisait frais, la lune éclairait la terrasse. Une ombre la traversait. Je n’ai pas hésité, j’ai armé et j’ai tiré.
Voilà, cette fois, il avait franchi la frontière, il s’était écarté de ses chemins pépères pour entrer dans le vif d’un sujet. Il n’était toutefois pas convaincu par la tournure que prenait l’affaire. C’était le genre d’histoire qui ne l’intéressait pas du tout. Il n’allait pas, pour répondre à une idée qui l’avait effleuré la veille, fréquenter ce type brutal pendant des centaines de pages.
La fenêtre était restée ouverte.
Il préférait laisser les choses en l’état. Tout devenait possible, chacun pouvait frissonner à sa guise, regarder le ciel et choisir une étoile, ouvrir en grand pour respirer la nuit ou refermer et se recoucher.
31.
Il repensait à cette histoire de contenu narratif, de personnages qu’il fallait entraîner dans des péripéties qui les conduisaient d’un point de départ à un point d’arrivée. Plus il s’imprégnait de cette idée, moins il y adhérait. Non qu’il lui refuse toute pertinence (en matière d’écriture chacun fait bien ce qui lui chante), mais lui, ça ne lui convenait pas, comme le stipulait le dictionnaire qu’il avait consulté « ce n’était pas conforme à son goût » ce qui pouvait encore se préciser en amplifiant la définition « ce qui ne s’accorde pas avec son penchant, son aptitude à sentir les beautés d’une oeuvre… « bref, non, il n’allait pas, au prétexte que, en général, ça se fait, se soumettre à cette injonction. Il continuerait à explorer d’autres chemins où les personnages ne font que traverser l’écran puis disparaître dans le néant (ce qui décrit mieux, lui semblait-il, la réalité du monde, que ces soi-disants histoires bien ficelées). Certes, on lui opposerait que la fonction même des romans est de mettre en scène une idée, une question, de donner du sens à ce qui en manque. Quelle prétention, leur répondrait-il, si, d’aventure, la conversation allait jusque là avec ses détracteurs.
Il avait repris du poil de la bête.