27/03/2024

Bricolage

  


L’  A T E L I E R

Il venait de vérifier : 999. C’était le nombre de pages qu’il avait écrites, une somme. Il était temps de faire le point. Il avait passé les dernières semaines à relire, annoter, biffer ces lignes de vie qu’il avait posées sur le papier. Il manquait quelque chose ; ça le turlupinait, il restait des heures, allongé dans la pénombre, sur son lit, les mains croisées derrière la tête. Il fixait le plafond. Il cherchait la pièce manquante. Le soleil déclinant avait apporté la réponse, un rayon l’avait ébloui à travers le volet disjoint… 

 Il avait oublié le lecteur. 

Sa silhouette avait bien traversé l’écran une ou deux fois mais il l’avait écartée comme on chasse un insecte. Il ne voyait pas ce qu’elle venait faire dans ce tableau qu’il dessinait par petites touches. Le lecteur faisait tâche, une ombre portée qu’il avait gommée. Il arrivait maintenant, au moment de conclure ; il s’était fixé 1000 pages comme but à atteindre, un nombre sans raison qui montrait la nature profonde de son être, un type qui fait des bulles, trois petits tours et puis s’en va.

Le lecteur, ce trou dans lequel il allait déverser sa bouillie. Le visage inconnu qui allait découvrir ses tourments, ses pensées intimes, ses colères, ses doutes. Il en avait frissonné. Ce n’était pas rien.

Il se demandait par quel tour de passe passe il l’avait l’occulté. C’était probablement l’angle mort. S’il y avait pensé plus tôt, il n’aurait rien écrit, les mots seraient restés coincés au fond, dans la boue.

Il avait, dans sa longue réflexion, abordé la question de la diffusion, de la relecture de ses écrits pour un avis, mais qu’un lecteur puisse se retrouver en tête à tête avec ses textes, il ne l’avait jamais envisagé. C’était étonnant, mais il savait que certaines évidences échappent par malice à la sagacité. Il avait détaillé quelque part ce qu’il attendait d’un Bêta lecteur mais négligé les plus importants, monsieur et  madame Lambda. 

Il avait soupiré, entre aise et inquiétude. Il venait d’écrire la dernière page. Il avait atteint 1000. Ça pouvait commencer. 

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Préambule 

Il avait décidé, au point où il en était (les scrupules l’assaillaient) de décaler le début. Il souhaitait faire une mise au point, lever, dès le départ, certains malentendus.

Pour s’adresser au lecteur, il avait choisi une forme neutre, une espèce de mode d’emploi. Il s’était raclé la gorge avant de le rédiger :

Le texte se compose de paragraphes. L’ordre dans lequel ils apparaissent n’a pas d’importance (l’auteur a mélangé les fragments et n’a pas réussi à trouver un ordre satisfaisant pour les recoller), les unités classiques de lieu, de temps et d’action ont volé en éclats.

Le texte (c’est comme ça que l’auteur justifie ce désordre) fonctionne comme la mise à jour de sa pensée, dynamique, instable, répétitive, se fixant sur des points particuliers et oubliant tout le reste. 

Il y a le roman absent. Le roman est ailleurs, dans le deuxième tiroir de son bureau. Il est inachevé. 

Il y a les préoccupations de l’auteur en quête de textes, qui se débat avec les mots qui débarquent et, souvent, débordent. 

Il y a la vie qui passe.

Il n’était pas convaincu par cette manière d’ouvrir la lecture. Il avait supprimé toute la suite de l’explication, ce bla bla qu’il considérait, à présent, comme inutile et stérile. Il serait bien à temps, plus tard, de préciser ou éclairer la scène, il ne faut pas tout dire, on ne peut pas tout dire, tout le monde sait ça.

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Prologue 

Pendant tout un été, il n’avait pas dormi (un petit peu quand même mais il fallait toujours exagérer pour émouvoir). Il en avait profité pour écrire un roman. L’histoire d’un funambule qui avait chuté et tentait de se relever, il y était question de traversées, d’un enfant et d’une femme disparue, d’un voyage qu’on pourrait qualifier d’initiatique. Quand ses insomnies avaient cessé, un beau matin, l’inspiration s’était tarie. A croire que les personnages n’apparaissaient qu’à la nuit tombée. Il avait passé des semaines à les chercher (comme un fait exprès, ils étaient tous perdus dans la nature à ce stade du récit, sauf l’ami (l’adjuvant) mais bref…. Il avait continué à écrire, en plein jour, le matin, le midi et le soir, des bouts de sa vie, de sa quête,… tout un tas de questions et de mots qu’il recueillait et empilait. 

Quand il avait dû expliquer ce qu’il farfouillait, il s’était trouvé fort embarrassé. Il avait bafouillé. 

Alors, il avait replongé dans les centaines de pages qui s’accumulaient sur son bureau, un puits sans fond. Il avait remonté à la surface quelques passages et essayé de les faire tenir ensemble. Il avait réalisé un mobile très instable, un truc sans fin auquel il avait, arbitrairement, donné un début. 



                    Début

Le terme était abusif, il annonçait une promesse qui ne serait pas tenue. Dans la version précédente (celle où le lecteur était absent), il avait intitulé chaque partie : séquence, sans les distinguer.


                                                                            Tout est vrai sauf le reste 

    L’oiseau sautillait dans le jardin. 



    Il s’était replongé dans l’écriture de son roman. Il se levait, allait jusqu’à la fenêtre, regardait les couleurs des arbres, le gris du ciel. Il ne pensait à rien, son texte présentait une faille. Il se tenait immobile, cherchant dans le paysage, un signe qui l’aiderait à trouver une clé pour remettre en marche la machine. Il multipliait les notes, les questions à résoudre, les problèmes à gérer. Sur le papier, les idées posées étaient séduisantes, il adhérait à ce qu’elles promettaient, mais il ne voyait pas comment elles pouvaient se traduire, s’inscrire dans le vif des sujets. Toute l’énergie dépensée à créer se nichait dans l’intention, elle se boursouflait ensuite et obstruait le passage à l’acte. Le soleil était apparu. Il avait replié son écran, éteint la musique qui vibrait dans son dos et décidé d’aller prendre l’air. Tout ça pouvait attendre encore un peu. 


Il se réjouissait de sa bonne idée, écrire tous les jours comme on se lave les dents. Et si, dans les premières semaines, il lui arrivait d’ouvrir son écran avec un petit frein, dorénavant il s’y mettait plusieurs fois par jour, sans avoir besoin d’une occasion, même minuscule. C’était le plaisir d’écrire qui, comme  le chocolat, l’attirait. Il jubilait à l’idée des fantaisies qui allaient surgir sous ses index. Il avait noté que l’activité  libérait une substance joyeuse et facétieuse, bien éloignée de ses écrits plombants habituels. 





Il s’était levé du mauvais pied, d’une humeur massacrante. Il n’arrivait pas à trouver la cause. Il buta contre le montant du lit, cria, et prit la première chose qui lui tomba sous la main. C’était le livre qu’il était en train d’écrire, un gros roman. Il s’en servit comme pavé et le jeta violemment contre le mur. Le livre toucha la lampe qui vacilla et chuta, provoquant un grand fracas. Ça décupla sa colère. Il prit les livres de la bibliothèque, et, les balança, un après l’autre, dans la pièce. Puis il commença à s’acharner sur eux, il déchirait les pages par paquets. Quand un livre résistait, il y mettait les dents. Sa fureur se nourrissait des dégâts qu’il causait. Plus la pièce tournait au désastre, plus il s’engageait dans la bataille. Il venait d’ouvrir les tiroirs de son bureau. Il les retourna et piétina furieusement ses écrits, les documents préparatoires, il écrasait les stylos, il y avait de l’encre partout. Soudain il s’arrêta, recula, se passa les mains dans les cheveux, il était en nage. Il cherchait quelque chose. Il ne savait pas quoi mais il sentait que c’était important, le plus important. Un sourire mauvais se dessina sur son visage congestionné. Il s’approcha calmement du bureau, passa la main sur le bois usé, il aurait dû être là. Il jeta un coup d’œil par terre. Il hésitait. C’est à ce moment là que la sonnette retentit. 


Voilà, c’est ça qui l’amusait. Provoquer une scène et filer au moment où quelqu’un arrivait. 




    Il vivait les temps d’écriture comme des séances de méditation. Elles lui permettaient de se retrancher, de sortir ou rentrer, il ne savait pas quel mot convenait pour décrire la situation, il opérait un basculement, un renversement, un franchissement, il passait d’un état de conscience à un autre, voilà, c’est cette dernière description, moins chargée, qui correspondait à ce qu’il vivait, un changement d’état comme quand on passe une frontière et que tout devient dépaysement, la langue, la nourriture,… il trouvait difficile de restituer au plus près ces modifications. Ces moments le calmaient, le ramenant à examiner ce qu’il ressentait, le mettre en mots, et, ce faisant, déposer ses colères, ses contrariétés, ses élans, ses idées ; toute l’agitation qui circulait dans son vieux crâne venait s’organiser, s’aligner, se ranger. Il n’approchait qu’approximativement la réalité des choses et des sentiments mais l’attention qu’il portait à cet exercice, associée au bruit régulier des touches sur le clavier, l’apaisait. 




dedans, les questions, 

dehors, le néant, 

au milieu, les visages, consolation,

et le langage, distraction



    Il avait loué un minuscule appartement, au troisième étage. Dans la pièce, le canapé s’étalait d’un mur à l’autre. Une fois déplié, le lit occupait presque toute la surface, on pouvait à peine se déplacer pour aller dans la sallette de bains, une douche, une cuvette et un petit lavabo, si petit qu’il fallait viser pour cracher l’eau des dents lavées. C’était minimaliste et bien éloigné de son confort habituel. En descendant par les escaliers, il avait reconnu l’immeuble de son roman. Tout était exactement comme dans son livre, l’étroitesse de la cage, le parquet, la faible lumière, il n’aurait pas été surpris de voir sortir l’étrange voisin du premier avec son horrible chien, de croiser un de ses personnages. Il n’était pas au bout de ses surprises. Il était allé faire quelques courses, et avait, en rentrant, examiné la bibliothèque, une seule étagère sur laquelle étaient alignés neuf livres. Il pensa à une série, des mangas sans doute, le format, la couverture souple,… Il s’était approché et en avait pris un. Ils étaient tous identiques, il n’y avait qu’un seul livre dans cette bibliothèque, le même en neuf exemplaires. 


    La nouvelle enfant était née pendant la nuit. Elle portait un prénom insolite aux sonorités douces et étrangères. Il l’avait vue au réveil, dans son petit berceau, elle avait les yeux ouverts. Quand elle avait crié, une onde d’amour l’avait gagné. 


    Le réel avait recouvert la fiction. Il était engagé dans un mouvement initié par les autres, se trouvait piégé de l’autre côté. Le monde avait une épaisseur, une texture dans laquelle il l’enserrait et l’entraînait, comme la vague emporte le nageur. La réalité était plus forte que lui, elle lui imposait son rythme, son mouvement. Il n’avait pas le temps de penser, il était comme sorti de lui, un état dans lequel devait se trouver à plein temps la majorité de ses congénères, le tourbillon de la vie quoi. 


    Il avait bien dormi malgré le sommier défoncé. Il avait plu toute la journée, toute la nuit, et ce matin, il pleuvait encore. Il pleuvait sur la ville quand les champs étaient secs comme du caillou, les rivières exsangues, c’était ainsi. L’enfant nouvelle née était rentrée à la maison. Elle était arrivée dans son fauteuil portatif, emmitouflée, un petit bonnet blanc lui recouvrait la moitié du visage. Cette petite boule de vie, à peine deux jours, le fascinait. Il l’avait prise dans les bras et lui avait murmuré des mots doux, en signe de bienvenue. Il avait prononcé à voix haute son prénom, et lui avait chantonné un petit air, pour partager une vibration avec elle. 


    Il s’était levé tôt, s’était préparé, était descendu par l’escalier, avait ouvert les deux portes, la blanche, puis la grise, et s’était engagé à droite en courant après avoir enclenché son application. Il avait traversé le square, la rue puis était entré dans le parc, le nouveau qu’il ne connaissait pas. Les allées étaient larges, droites, perpendiculaires les unes aux autres. C’était un nouveau quartier, une excroissance de la grande ville. Des bassins rectangulaires et des massifs buissonnants, quelques fleurs à corolle jaune, des escaliers dont la raison lui échappait mais qui lui avaient permis de grimper l’équivalent de 14 étages. Il avait trotté en écoutant une émission sur l’écriture, comme il le faisait souvent, s’occuper l’esprit rendait l’activité moins pénible. Il était question d’arc narratif. Il établissait un lien entre les propos des trois intervenants et son « roman », ce texte qui traînait depuis des mois au fond du deuxième tiroir de son bureau. Il venait de comprendre qu’il pourrait peut-être surmonter le mur contre lequel il avait buté. Il avait une piste à suivre, définir clairement les fils narratifs de chaque personnage, schématiser leurs trajectoires, les points de contacts, cartographier leurs déplacements, leurs croisements… Il s’était perdu en suivant de trop près son personnage principal, celui par lequel passait le récit. Pris dans ses réflexions, il s’était éloigné et ne savait plus où il se trouvait dans la réalité non plus. 



    Il regardait par la fenêtre. La végétation avait explosé pendant son absence, le jaune vif avait remplacé le rose pâle, les branches ployaient sous les grappes de fleurs, le grand pin noir restait insensible au changement, il semblait peu préoccupé par les saisons. Il avait sorti son roman du tiroir. La pochette grise était posée sur le bureau, à sa droite. Il hésitait à l’ouvrir, il en avait relu des passages dans le train, la veille, sur son écran. Il ne voyait pas comment venir à bout des difficultés qu’il avait identifiées. Il se demandait s’il n’avait pas mieux à faire que de triturer indéfiniment ce tas de mots. Peut-être pouvait-il en extraire des morceaux, et les poser les uns à côté des autres, comme des tableaux, en faire une exposition. Il allait tenter le coup. Il n’avait rien à perdre. 




    Il avait passé la matinée dans le jardin, c’était le dernier moment avant d’avouer la défaite. Il lui fallait déborder d’énergie pour contenir l’exubérance de la végétation. S’il n’intervenait pas maintenant pour tracer des allées, repousser les bosquets, écarter les branchages, limiter les nouvelles pousses, tout serait envahi et il aurait perdu la partie, le jardin serait devenu une jungle. Les herbes sauvages avaient pris le pouvoir, certains passages étaient déjà obstrués. Il passait des heures à observer l’invasion des plantes pour concevoir l’aménagement le plus équilibré. Il avait coupé un arbre mort, l’avait traîné dans la montée, il avait bataillé pour le redresser et le propulser derrière le cabanon. Sous le poids, il avait flanché et s’était retrouvé en mauvaise posture, le bras griffé et la tête coincée contre le muret. Il avait ensuite ratissé pour nettoyer les herbes et les pommes de pins. Il avait fait plusieurs aller-retours en portant le sac contre lui. Il avait rangé ses outils et s’était servi un sorbet au citron. Il l’avait savouré en contemplant, par la baie vitrée, l’herbe rase dans le prolongement de la terrasse. 


    Il avait été surpris en éteignant la lumière. Il avait tapoté l’oreiller, posé sa tête et n’avait pas trouvé de sujet à aborder. Il avait cherché dans les recoins, un vieux dossier, une vague question, un problème à résoudre, un souvenir à préciser, … quelque chose à se mettre dans l’esprit. Rien n’était venu et il s’était endormi, vite, le supposait-il, fatigué par la somme des activités physiques qu’il avait accumulées pendant la journée. Il s’était réveillé amusé, réalisant que la vie intérieure n’était pas une donnée intangible, un universel de l’espèce, que probablement, contrairement à ce qu’il avait jusqu’à présent considéré comme une évidence, la plupart des animaux humains en étaient privés. 





                A chaque question qui s'avance, une réponse se dérobe



    Il avait retrouvé un carton de livres dans le garage. Depuis qu’il avait emménagé, il manquait quelques titres, souvent il les cherchait dans les nombreuses bibliothèques de la maison. Parfois il s’obstinait, déplaçant les premières rangées qui cachaient les livres invisibles. Il se demandait où il avait bien pu les fourrer, puis, mu par son inconstance, il oubliait et passait à autre chose. Le phénomène se reproduisait régulièrement, ça l’occupait un moment, l’agaçait quand même. Les derniers qui manquaient à son inventaire, à sa bibliothèque mentale, venaient de réapparaître. Il les avait pris et rassemblés sur sa table de chevet, comme de vieux amis. Il fut surpris de trouver dans le tas, deux gros ouvrages qu’il s’était promis de lire un jour mais qu’il ne pensait pas avoir en sa possession. 


    Dans le fourbis, il avait repêché des carnets. Ils recélaient parfois des textes qu’on aurait pu croire écrits sous l’emprise de substances illicites. Lui qui avait toujours était sobre, une mousse de temps en temps, à la deuxième, il avait la tête qui tournait et si d’aventure, il s’essayait à en prendre une troisième, ce qui avait dû arriver peut-être quatre ou cinq fois, il titubait jusqu’à l’urinoir et se promettait de ne plus recommencer, il détestait les urinoirs, la promiscuité avec les corps imbibés et l’odeur âcre qui s’en dégageait, il se sentait souillé. Il s’était attelé à recopier un exemple de ses étranges fantaisies : 



                                                                             Vers le passé inconnu


Pendant la traversée, sur la route de l’avenir, il s’invente une histoire à partir de bribes, de miettes. Tout ça remonte à si loin, des années, des siècles, des noms qui reviennent à la mémoire, des lieux à la surface de la terre, des rencontres entre verticales et horizontales, des point précis où il pense exister. Sur cette base fragile, il se croit maître du monde, enraciné et libre. La réalité lui tient lieu de désenchantement. Il ricane de sa méprise, ironise sur sa faiblesse. Ça le réveille de son doux songe. Il se reprend et se secoue. L’illusion le fait et le défait.



    Ce texte le dérange, le met mal à l’aise. Il ne sait pas pourquoi. Il n’a plus envie de poursuivre la lecture de ce carnet. Ça tombe bien, le prochain titre c’est « Rupture ».  Il reste assis sur la chaise jaune. Il lève les yeux, le jardin est inondé de soleil, les branches du grand pin lui font des signes, le tamaris déploie ses rameaux gorgés de rose. Il joint les mains en forme de prière, pose les pieds sur le parquet, respire, sent ses appuis, les orteils, le talon, il porte son attention sur son souffle, frais quand il inspire, chaud quand il expire. Il tente de faire refluer le parfum d’étrangeté qui l’a enveloppé. Il a du mal à sortir de cette bulle, elle lui colle au corps, comme une coque. Il va aller marcher dans le jardin, ramasser le linge qui doit être sec à cette heure-ci. 



    Il passe la journée suivante penché sur son clavier, des heures consacrées à remettre de l’ordre dans son fouillis. En début de soirée, avant de passer à table, il fait l’amer constat que la situation était pire que la veille. Pour trier et organiser ses textes, il a ouvert de nouveaux fichiers, copier, coller, modifier, déplacer des pages entières, se trouvant maintenant devant un amas inextricable de documents non répertoriés, non datés. Il est encore plus éloigné de son objectif. Ce qui tenait, bon an mal an, avant qu’il n’intervienne, sous un seul intitulé, se retrouve, à présent, éparpillé. Au lieu d’avoir démêlé l’écheveau, il a embrouillé la pelote. 


Pour échapper à son dépit, il avait ouvert un de ses carnets noirs, attrapé au hasard sur la troisième étagère de la bibliothèque du salon. Il (re)découvrait toujours les mêmes réticences. Elles couraient comme des plantes grimpantes et invasives, elles s’accrochaient au tronc et déroulaient leurs tiges assassines :



« Je ressens une gêne, j’ai un mouvement de retrait à l’idée de me placer dans la peau d’un autre, de parler à sa place. L’impression d’usurper son identité. D’où vient cet étrange sentiment alors que le personnage n’a pas de réalité, qu’il ne sera, quand je lui aurai prêté ma voix, qu’une pure fiction, un exercice de style ? 

Se mettre à la place d’un autre, même fictif, me met mal à l’aise, me dérange. Serait-ce la preuve indirecte de mon existence ? Je ne suis pas un autre. Mon identité serait donc là, non pas triomphante, mais dissimulée sous un masque, inquiète quand elle risque d’être délogée… »


Il se grattait la tête. Qu’est-ce qui clochait chez lui ? La suite ne l’avait pas éclairé :

« Ce que je pense est très partial. La plupart du temps (si une dissonance cognitive ne vient pas se faire entendre), le monde dans lequel je vis (j’existe) m’apparaît normal (l’animal que je suis s’y est adapté (pour peu qu’il soit nourri et en sécurité il s’abandonne vite à une conscience limitée, et, comme le chat se plait et se replie dans un petit confort douillet.)) 

Il avait souri en recopiant ce passage. L’usage des parenthèses l’enchantait. Il avait appris la semaine précédente, dans un traité de ponctuation, que son auteur distinguait 28 cas de figures.

                                      

                                          Exigence de la plastification


Certains de ses carnets étaient illisibles. Il avait entrepris de noter ce qu’il arrivait à déchiffrer, doutant souvent d’avoir retrouvé le mot original, s’amusant même à restituer ce qu’il identifiait :


                        Exigence de la plastification…   

    Il s’était arrêté. Il ne voyait pas l’intérêt d’écrire de telles inepties. Il était toutefois surpris par l’attention que l’esprit leur portait. L’animal humain cherche à faire du sens comme le chien cherche à reconnaître une odeur, instinctivement. Il venait de lever un lièvre, trouver du sens était le signe distinctif de l’espèce. Elle ne cherchait pas vraiment à comprendre, c’était une conséquence du premier trait, le besoin vital de donner du sens. Une chance que ce penchant irrépressible se soit orienté selon deux axes, la croyance et le savoir. Il ne se doutait pas, en déchiffrant ses vieilles pensées, soulever un coin du voile et y voir un peu plus clair. Cela l’avait encouragé à poursuivre ses investigations. 

                Articuler la différence à l’intérieur de l’identité 


Cette fois, les mots étaient lisibles. C’est le sens qui était caché. Qu’avait-il en tête ? Peut-être avait-il fait tomber un paragraphe ? Il aurait ramassé les mots et essayé de les remettre dans l’ordre sans les retrouver tous ? Il relisait en insistant, à chaque passage, sur un mot différent. Peut-être qu’en appuyant sur le bon, le sens se révèlerait ?


En feuilletant les pages de ce carnet, il avait constaté qu’il n’était, à l’époque où il les avait rédigés, pas dans une super forme. Sous un « mardi, 7:48 », il avait noté « s’est brossé les dents… a donc terminé ses activités de la matinée » puis au milieu de la page : 


                                                            élégance de la nuance 


Il avait cru bon d’ajouter : « en profite pour faire tomber des trucs, mettre le dentifrice à côté de la brosse… » et encore, un peu plus loin « a l’impression en regardant sa montre que les aiguilles tournent à l’envers… »


Le carnet s’achevait sur cette énigme : 


Le désir de réalité 

La réalité du désir 



    Ses amis étaient restés plus de quarante huit heures. Il n’avait disposé, pendant cette durée, d’aucun instant pour exister. Il avait été pris en otage. Il venait d’être libéré. Il avait besoin maintenant de silence, seules les gymnopédies et les gnossiennes trouvaient encore grâce à ses oreilles, épuisées par le brouhaha incessant dans lequel il avait été plongé pendant ces deux jours. Il fallait qu’il se retrouve. Il avait l’esprit tout chahuté, l’impact d’une cour de récréation sous un préau un jour de pluie. Il était incapable de fixer son attention, de lire, d’écrire sinon pour tenter d’extraire un jus froid et insipide de son cerveau secoué. 



    Il n’arrivait pas à écrire. Il relisait ses notes à la recherche d’un passage qu’il pourrait recycler. Les textes longs et les considérations sur l’état du monde ne trouvaient pas grâce à ses yeux. Il était las de relire toujours les mêmes fadaises. Il eut la tentation de tout recommencer :


                                                    L’oiseau sautillait dans le jardin 


En relisant, il revit la scène, l’oiseau, de taille moyenne, au ventre rebondi (les oiseaux ont-ils un ventre, il n’en savait rien), effectuait des petits bonds dans l’herbe, à la limite des grandes pierres plates qui partaient de son atelier et s’arrêtaient avec le gazon. Il relut la phrase à haute voix. Il se demanda s’il ne pouvait pas l’améliorer. Il essaya des variations et s’arrêta. 


                                                  Un oiseau sautillait sur la terrasse


La succession des sonorités lui plaisait, mais il se rendit vite compte que l’image s’était délitée. Maintenant, il voyait la terrasse et l’oiseau n’était pas venu sur la terrasse. Un autre oiseau peut-être, à un autre moment, mais il ne l’avait pas vu. Il effaça et revint à la version initiale. 


                                                   L’oiseau sautillait dans le jardin 


Il sentait bien qu’il y avait dans cette réflexion quelque chose d’essentiel. On pourrait lui opposer que c’était des foutaises, il n’en démordrait pas, on ne pouvait pas écrire n’importe quoi. 




        C'est en suivant le sens des mots qu’il arrive à l'essence du monde, et ça, ça le laisse rêveur...

    Il avait bien dormi, un sommeil de plomb, nécessaire pour recharger ses batteries. Y-a-t-il du plomb dans les batteries ? Ses amis l’avaient dépeuplé, mangé, vampirisé, c’est le dernier mot qui l’avait saisi quand il avait traversé le couloir pour rejoindre sa chambre à coucher. Il avait péroré pendant des heures, écoutant souvent sa voix et se demandant, en aparté, mais d’où vient cette parole qui vibre dans le ciel encore gris ? Qui parle ? Il lui arrivait de l’écouter puis, se fatiguant lui-même, il la laissait continuer et se repliait plus profondément. Il se serait bien bouché les oreilles pour ne plus l’entendre, mais c’eut été inconvenant, il le sentait bien. 


Le matin, il avait vaqué à ses occupations, celles qui ne nécessitent aucun effort, une suite de gestes qui s’organisent sans connexion, mettre la machine à laver, brosser la douche, étendre le linge, ranger la vaisselle, nettoyer le poêle, balayer le carrelage. Il s’était allongé sur le canapé et avait commencé la lecture d’un pavé sur l’évolution. Il s’était assoupi. Il avait ensuite préparé la soupe, sa préférée, et venait de s’installer à son bureau. Il se frotta les mains. Sur sa droite, bien empilés, l’attendaient neuf carnets de même taille, 21 par 13 cm. Il ouvrit le premier.



Il était déçu, une succession de listes, de dates, des choses à faire, des trucs administratifs, un pense-bête. Il avait tourné les pages, des mots déchets, de ceux qui, une fois utilisés n’ont ni utilité ni intérêt. Dépité, il avait retourné le carnet et l’avait ouvert à l’envers, par la fin. Il savait qu’à l’époque, il faisait souvent cette manœuvre, ce double sens. Il sourit, la dernière page était bien une première. La calligraphie et l’organisation si particulière de ses textes lui sauta aux yeux. Ça commençait par une nouvelle confession. Il avait jugé nécessaire de la faire précéder d’un titre : 




Petites idées sur l’univers 


Je ne crois pas à la cohérence du monde. L’idée d’un univers réglé comme du papier à musique ne me convient pas. Les mots pour en parler n’appartiennent qu’à l’homme, des formules magiques qui entretiennent l’illusion. La linéarité est en pointillés dans le chaos ambiant.  C’est l’homme qui se place sur certains points et tire des plans sur la comète…

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Suivaient d’autres considérations du même genre, un peu plus tirées par les cheveux. Il ne les recopia pas. Il reprit avec celle-ci : 


Condamné à vivre et à mourir sans connaître la nature du jugement 


Il devait se lever pour mettre la soupe à cuire. Il avait envie de se changer les idées, d’un peu de légèreté. 


Bla-bla-bla, 

tralala, 

oups, tic tac, 

toctoquer les mots, 

Bim boum bam

Tip top 

Clic clac 


Il n’était pas inspiré mais trouvait dans ces onomatopées, un plaisir enfantin, loin, très loin de toutes les abstractions tarabiscotées qu’il manipulait à longueur de temps. Dehors, le bleu avait remplacé le gris, les feuillages dansaient sur la terrasse. 




                       Le vent soufflait fort. Il avait neigé sur le plateau. 



Il avait mangé puis s’était allongé sur le canapé, calant deux coussins sous les jambes pour faciliter la circulation. Il avait repris son pavé sur l’évolution, l’auteur détaillait une expérience qui semblait mettre en évidence que copier est plus performant qu’innover. Cette information l’avait encouragé à se relever,  s’avachir sur la chaise de son bureau, et reprendre la copie de ses carnets. 


Le carnet bleu nuit commençait par des considérations sur le temps, la connaissance... Englué dans les rets du langage, il tentait de s’arracher aux lieux communs, sans y parvenir. Il concluait ainsi :


    J’ai beau essayer de tourner le plus vite possible, je ne me verrai jamais de dos.


En travers, il avait ajouté : 


    L’aptitude à divaguer, rêvasser, fantasmer, imaginer, inventer, créer est la marque de l’humain autant que la raison pure. 


Entre les fragments, on trouvait des éléments factuels : « mal au dos »… « cheville encore sensible »

La pêche n’était pas très fructueuse cet après-midi. Il ressentait une certaine lassitude. Il avait envie d’aventure. Il souriait, cela dépendait de lui. Il suffisait d’un rien, d’un premier mot, et les autres viendraient :


Elle s’était couchée tard. Elle avait trop bu et ne souvenait pas de la fin de la soirée. Elle venait d’émerger. Ça cognait dans sa tête. Elle hésitait à ouvrir les yeux, elle n’était plus sûre de rien. Elle renonça, se retourna et se rendormit. 


Il était un peu déçu. Il aurait préféré qu’elle se souvienne de lui. Il venait de lui donner vie et elle l’avait déjà oublié. Les gens sont ingrats. Agacé, il replia l’écran sur le clavier. Il reviendrait quand elle sera réveillée. 


Il avait fait un grand tour, le vent se déchaînait, il avait eu du mal à mettre sa capuche et devait la tenir pour la garder sur la tête. Il avait croisé un type qu’il connaissait à peine. C’était un musicien. Ils avaient échangé quelques mots avant de reprendre chacun son sens de déplacement, il le parcourait dans le sens des aiguilles d’une montre aujourd’hui. Il était rentré, avait mis une bière au frais et avait rouvert son ordinateur. Elle n’était plus dans son lit, ni dans la maison. Le chien non plus. Il en déduisit qu’elle était allée le promener. Il aurait préféré la croiser elle. 


Il avait encore un moment avant de décapsuler la bouteille. Il reprit les carnets. Celui qu’il venait d’ouvrir datait d’une quinzaine d’années, les pages avaient jauni. Il débutait par une série de prescriptions saisissantes :


Toute trace est prière 

La vraie conscience est chaos, grise


    • retrancher le superflu 
    • décaper les couleurs
    • restituer l’être en explorant l’ignorance, l’impuissance, l’indigence
    • gratter sous la surface


Il avait continué la lecture. Pour une fois, il y trouvait de l’intérêt. Il rangea le carnet à part, sur son bureau, entre les deux lampes. Il retourna voir si elle était là. Toujours pas, le chat vint se frotter contre lui. Il le caressa et repartit. 




                            Le monde n'existe que si quelqu'un le raconte

        Il avait roulé toute la matinée. Ils étaient arrivés un peu plus tard que prévu, un embouteillage les avait retardés. La chambre n’était pas encore prête. Ils avaient repris la voiture et continué jusqu’à la mer. Ils avaient mangé, mal, lui des lasagnes grasses et insipides, elle, une crêpe qui ressemblait à une enveloppe en papier kraft. Ils avaient tourné dans les ruelles envahies par les touristes, puis étaient entrés dans l’église. Il l’avait visité seul, elle était ressortie pour répondre au téléphone. Il avait déambulé, s’arrêtant devant les ex-voto. Il était descendu dans la crypte, une chaleur étonnante l’avait enveloppé. La pièce était sombre et très basse, il pouvait toucher le plafond en levant la main. Elle n’était éclairée que par les bougies déposées dans des grands bacs. C’était les cierges qui chauffaient l’espace, en dégageant une odeur étrange. Il s’était avancé au fond de la crypte. Des objets étaient déposés au pied d’une table recouverte d’une nappe blanche, des offrandes. Sur la nappe, il y avait un petit écriteau « merci de ne pas toucher ». A droite, une urne transparente remplie de messages de toutes les couleurs, pliés pour la plupart. Il s’était signé en silence et avait attendu d’être retourné au grand air pour remettre sa casquette noire. 

        Il s’était réveillé tôt, comme d’habitude. Il avait sagement attendu l’heure du petit déjeuner en lisant le journal sur son petit écran lumineux. Il n’y avait qu’un couple quand ils étaient entrés dans la salle. 

        Plus tard, ils avaient loué des vélos. Quand le loueur lui avait tendu une bicyclette bleue et montré la trousse à outils, il avait souri, la situation lui rappelait la première histoire qu’il avait inventée, celle du type qui, sur un coup de tête loue un vélo et se retrouve perdu et blessé dans la forêt. Il ne put s’empêcher de penser qu’heureusement, il allait rouler au bord de l’eau, que son histoire ne pouvait pas être prémonitoire. Il vérifia quand même le contenu de la trousse avant de s’élancer. Il roula pendant des dizaines de kilomètres, sans encombre. Il finit par chuter en passant sur le sable à trop vive allure, mettant les deux mains et un genou au sol. Il se releva et poussa son vélo jusqu’à la piste en dur. 


    Il s’était réveillé au milieu de la nuit. Il avait oublié de noter qu’il avait avalé un moustique en pédalant la bouche ouverte. 


    Il avait bu trois grandes tasses de café à l’hôtel avant de partir. Ils avaient repris la route vers les marais salants. Ils avaient roulé des heures sur des pistes étroites entre les bassins. C’était impressionnant. Ça faisait écho avec un des cauchemars récurrents, celui où il se retrouve en voiture sur une digue, l’eau monte et se répand sur la chaussée, il ne sait plus s’il doit continuer ou pas, il accélère mais l’eau recouvre tout et il ne sait plus où est la piste. En général, il se réveille là, en nage, perdu et, après quelques instants de stupeur, soulagé. 


    En rentrant, il avait recherché l’histoire du type avec son vélo. Il l’avait écrite après avoir rangé son roman inachevé dans le deuxième tiroir. Il travaillait alors les questions de la narration. Il avait noté deux remarques dans son carnet :

  • éviter les adverbes (il ferait un peu comme il voudrait)
  • malmener les personnages (ça c’était une satanée bonne idée)


                   Histoire 1 

                              (Il avait cherché un titre, en vain)


    Il était là, au milieu de nulle part, la nuit était tombée, le froid et l’humidité l’avaient accompagné. Il se maudissait d’être aussi inconséquent. En chemisette, short et sandales sur cette vieille route cabossée. C’est en se réveillant de la sieste, voyant son ventre débordant de son short qu’avait surgi cette idée saugrenue. Il avait attrapé à pleine mains ses plis et avait considéré que ça ne pouvait plus durer, qu’il fallait agir. Le matin même, en mangeant son pain au chocolat, il avait entendu à la radio les bienfaits du cyclisme. Un type témoignait des changements que ça avait entraîné pour lui. Il était convainquant. Et là, encore à moitié assoupi, il s’était levé, s’était aspergé d’eau froide, et, mu par une énergie qu’il ne soupçonnait pas, il s’était décidé. Il était passé sur la terrasse, et, jovial, avait annoncé à sa femme qui lisait dans une chaise longue « je vais faire du vélo ». Elle avait levé les yeux, interrogé du regard, et, pensant qu’il plaisantait, avait souri et repris sa lecture. 


    Il avait consulté son portable pour trouver un loueur, il y en avait au pied de l’immeuble, il ne l’avait jamais remarqué. Le loueur lui posa de nombreuses questions, son niveau, son projet, il répondait au hasard, considérant que ce type n’allait pas décider pour lui, qu’il savait pédaler, on n’oubliait pas quand on savait. Il remplit une fiche, déposa une caution. Il attendait impatiemment que le type lui donne un vélo, non, pas de casque, oui, en sandales, ça va aller, le type insistait, il le prenait pour un bébé ou quoi. Il commençait à s’agacer. Il fut surpris quand il démarra, c’était un peu moins facile que dans son souvenir. Il faillit perdre l’équilibre et dut descendre pour franchir le trottoir avant d’accéder à la chaussée. Pour ne pas être pris en défaut, et sentant le regard du loueur dans son dos, il poussa le vélo jusqu’au coin de la rue. Là, il rabaissa la selle pour poser les deux pieds bien à plat. Il sourit et démarra. Ses jambes ne se dépliaient pas complètement, ce n’était pas très confortable ni très efficace mais il éprouva un plaisir enfantin à se déplacer par sa simple force. Il restait prudemment près du trottoir, les voitures le frôlaient, il s’arrêtait régulièrement pour assurer sa sécurité. 


    Après une dizaine de minutes, il commença à prendre confiance, il était bercé par une douce euphorie et se reprochait de ne pas avoir eu cette idée plus tôt. Il regarda son portable et chercha un circuit pour les vélos proche de sa position. C’est à ce moment là qu’il manqua de perspicacité, qu’il s’emballa un peu. Il choisit un trajet, une boucle dont les usagers vantaient l’intérêt, les jolis points de vue, en dehors des sentiers battus. S’en suivaient toute une liste d’informations qu’il négligea. Il longea la baie par des pistes qu’il ne connaissait pas, c’était roulant, il croisait des cyclistes qu’il saluait en souriant, n’osant pas lâcher le guidon même d’une main. Il avait essayé à la première rencontre pour répondre au salut amical, mais son vélo avait fait une embardée et il avait failli tomber. Depuis, il redoublait de prudence, il commençait à fatiguer, à avoir mal aux fesses et aux jambes, surtout aux fesses. Et il avait soif, très soif. Les autres avaient un bidon coincé sur le cadre, pas lui. Et ses sandales, si confortables pour aller acheter le journal au bout de la rue montraient leur limite sur cet exercice plus exigeant. Quand le chemin devint plus accidenté, il batailla avec les vitesses, mais réussit à les passer à peu près. Il était très fier et s’amusait à en changer pour, comme il se disait en aparté, optimiser son effort. Quand la pente se fit plus rude, il eut beau chercher un développement adapté, il était déjà au plus petit, il descendit et poussa l’engin. 


    Il faisait moins chaud, le soleil était bien descendu mais il transpirait comme un boeuf et avait la gorge en feu. Il posa le vélo dans le bas côté et consulta son portable pour voir où il se trouvait, où il en était. Il aurait bien aimé rentrer maintenant. Au jugé, il avait parcouru plus de la moitié du parcours, mais la trajectoire sur la carte s’enfonçait dans la forêt avant de redescendre sur la ville. Il n’était pas encore en proie au découragement mais il commençait doucement à regretter cette initiative. Enfin, à ce moment là, il pensait plus exactement que l’idée était excellente, mais que la prochaine fois, il préparerait mieux sa sortie. Il prenait conscience, une conscience douloureuse, de son empressement « ça me servira d’expérience », voilà où il en était quand il remonta sur son vélo et reprit la piste dans un faux plat descendant bienvenu. Là, il manqua probablement d’attention, son esprit était occupé par les préparatifs de sa prochaine sortie, la luminosité avait baissé et un vilain caillou lui joua un mauvais tour, il roula dessus, comprit instantanément que c’était une erreur, la roue avant se bloqua. Il dit « merde » à voix haute avant  de chuter lourdement. Il tomba sur le côté droit, sa cuisse amortit le choc, il lança les bras, roula et se retrouva la tête dans le gravier. Il n’osait plus  bouger. Son cerveau passait en revue le problème et essayait d’évaluer les dégâts. Il se releva précautionneusement. Sa jambe était égratignée, son coude écorché. Il se nettoya le visage avec sa chemise, déchirée. Il remua les bras, les jambes, apparemment rien de grave. Il sentait une douleur au haut de sa cuisse, il mit la main dans sa poche et sortit son portable, il regarda l’écran avec effroi, brisé. Il tenta de l’allumer, rien. 


    C’est ça qui l’avait fait franchir la ligne et basculer. Il s’assit et resta prostré. Des douleurs diffuses commencèrent à le gagner. Il eut un sursaut, il se releva, attrapa le vélo et le remit d’aplomb. Le guidon était tordu, il coinça la roue entre ses cuisses et le redressa. Le plaisir ne dura pas, il vit que le pneu était crevé. Il chercha sur le cadre une trousse, il glissa la main sous la selle, il se souvenait que sur son vélo d’enfant, elle était là. Rien. Pas de pompe non plus, il allait l’entendre le loueur. Il était furieux. Il commença à pousser le vélo, mais la douleur dans l’épaule devenait de plus en plus intense. « Et merde ». Il posa le vélo contre un arbre, caché des regards, fit un petit cairn sur la piste pour repérer l’endroit et repartit clopin clopant. Au bout d’un moment, il se rendit compte qu’il ne savait pas du tout où il allait en s’enfonçant ainsi dans la forêt.


Il avait relu son histoire. Il jubilait, le type était mal barré. Il se demandait comment il allait s’en sortir.  


Le soir, il avait mangé de la soupe et un morceau de fromage. Il s’était réveillé, en sueur, au milieu de la nuit. Il s’inquiétait du bonhomme qui errait dans la forêt par sa faute. Mais, était-il seul responsable de son imprudence ? Il se sentait coupable de ne pas lui avoir fourni une gourde, une pompe et des rustines. Il trouvait quand même que le gars n’était pas très dégourdi et qu’il aurait pu montrer un peu plus de bon sens. Cette dernière pensée l’avait rassuré et il s’était rendormi. 


Le matin, il avait ouvert son ordinateur. Rien n’avait bougé. Il s’était frotté les mains et remis au travail, il devait continuer son histoire, s’occuper de son cycliste maladroit.

Il se trouva bien embarrassé, il n’avait alors étudié que les débuts de la narration, amener le personnage dans la tête du lecteur, lui indiquer qui, où, quand, quoi, ça, il avait capté mais la suite? Il ne savait pas faire. Il avait fait plusieurs tentatives, aucune ne le satisfaisait, c’était bancal. Il avançait sans savoir où il allait. Il réalisa qu’il était dans la même position que son petit bonhomme, parti tout feu tout flamme, et se retrouvait, perdu, coincé. 

La prochaine fois, lui aussi, il préparerait mieux sa sortie. 


Depuis, il avait écrit des dizaines d’histoires, elles se ressemblaient toutes (il ne s’en était aperçu que récemment, des types qui traversent l’espace et se perdent dans le temps…)


Il relut plusieurs fois sa dernière remarque. Elle avait une portée plus large que prévue.





                        Sans la béquille du langage, l’homme n'est qu'un animal sans nom



Ça ronfle. Ça remue, ça ouvre un trou puis l’autre, ça racle, ça se redresse, le haut puis le milieu, c’est plié maintenant. Ça renifle. Ça bascule, prend appui, se lève et tangue. Ça coule en jet. Ça se frotte. Ça se regarde. Ça grimace. Ça bouge et se déplace. Ça se replie. Ça mâche, ça avale. Ça recommence tant qu’y en a. Après ça s’arrête. Ça reste posé et ça attend. 


Les mots étaient sortis, comme ça, à croire qu’ils attendaient qu’on leur ouvre la porte. Il les avait notés comme ils venaient. Après les avoir relus, il ajouta : Ramener l’existence à du « ça » suscite l’effroi. Un miroir glacé qui renvoie une image vide. 


Plus il rencontrait des gens, plus il se demandait ce qu’ils pouvaient bien avoir dans la tête. Il voyait leurs visages usés, leurs yeux fatigués, leurs bouches molles. Il écoutait ce qu’ils racontaient, des animaux bavards. Ils parlaient la même langue mais doutait qu’ils aient quelque chose à lui dire, le langage se nourrissant de son propre bruit, des vagues sur le sable. Il savait qu’il fallait pourtant continuer, entretenir les relations, parler, encore, pour ne rien dire mais pour rester dans la communauté. Le silence ne résolvait rien. Il s’éloignait du cercle, un cercle au centre duquel se trouvait, niché, le petit humain auquel on avait fait croire qu’il existait. Il en riait intérieurement, la meilleure blague, la plus cruelle qu’on fasse aux enfants.  



Les livres s’accumulaient, sur les tables, à côté de son lit, sur les étagères, posés en équilibre ou rangés bien alignés. La somme des signes cachés dans ces petits parallélépipèdes était astronomique. Chaque jour, des milliards de mots s’ajoutaient à ceux déjà publiés, un flot incessant. Il restait songeur devant cette immensité, cet univers en perpétuelle expansion. 


Il était tout étonné quand il retrouvait, dans une marge ou un papier froissé, des bouts de texte en forme de poème 


le regard 

 assis 


sur le banc


il pense

les mains posées


il attend

une vie


    Le petit bonhomme rond aux yeux fixes continuait à lui envoyer des messages, enveloppés dans des formules ampoulées, sirupeuses. Elles avaient l’effet contraire de celui attendu, un repoussoir, il n’avait aucune envie de lui répondre, juste de l’envoyer promener. Le type le mettait mal à l’aise, fuyant et collant, souple et rigide, il ne savait pas à qui il avait affaire. Le type avait l’air tourmenté, mobilisant son énergie pour afficher une parfaite maîtrise de lui. Il ressemblait à un iguane, le corps statique, la tête mobile, animal à sang froid venu d’un autre temps. Peut-être que l’espèce humaine avait plusieurs origines, qu’à côté de la branche du singe, il y avait celle du lézard, qu’un croisement oublié par la science s’était effectué il y a quelques millions d’années.


    L’enfant l’amusait. Du haut de ses trois ans, elle exprimait une vitalité et une fantaisie étonnantes et bouleversantes. Il ne se lassait pas de discuter avec elle, il s’émerveillait de sa plasticité cérébrale, de la vitesse de ses connexions, elle captait tout instantanément. Il lui avait appris à lever le poing et manifester son opposition à l’autorité en scandant  « on veut la révolution, on n’est pas des moutons ». Les yeux pétillants, elle répétait inlassablement le slogan en défiant ses parents. Tout le monde souriait jaune, lui il jubilait rouge vif.

Ils avaient marché toute la journée. Ils avaient pique niqué près du sommet, sur une esplanade de pierre devant une jolie chapelle. Une vierge blanche tenait l’enfant, il avait perdu la tête. Ils étaient redescendus et  avaient rejoint la grande maison, celle avec la piscine en pierre noire. Il ôta ses chaussures crottées, on lui apporta des sandales, il les enfila sur ses chaussettes. Il s’assit sur le canapé. Ils étaient huit autour de la table basse. La conversation circulait. Elle empruntait, comme il l’avait déjà remarqué, des chemins improbables, sautait d’un sujet à l’autre, se fixait sur un point avant de repartir sur autre chose, un bric à brac dans lequel on trouvait en vrac : des histoires de famille, des considérations culinaires, des jeux de mots, des anecdotes, des conflits en germe, des témoignages émouvants… 


    Il participait tout en observant ce petit manège, les corps qui s’avancent pour parler, ceux qui d’avachissent, les regards complices, les joues qui rosissent, les bras et les mains qui s’agitent, toute une gymnastique qui contribue à l’animation. Le jeu social s’établit selon des règles que tous les convives avaient, manifestement, intégrées. Ils ne se coupaient pas la parole, ne la monopolisaient pas. Ils questionnaient, s’intéressaient, la discussion était animée, chaleureuse, la bonne ambiance, comme on dit. 


    Il s’ennuyait, pris dans le filet gluant des heures molles. Seul le tic tac d’une horloge l’accompagnait depuis qu’il s’était levé. Il attendait que les autres se réveillent, il dépendait d’eux, comme un otage ou un prisonnier. Il devait rester calme sans connaître le moment où la maison s’animerait, la cafetière glouglouterait, les volets grinceraient. Depuis une dizaine de jours, il était soumis au bon vouloir de ses geôliers, appelés poliment hôtes. 


    La veille, en s’endormant, il avait trouvé une piste. Trop fatigué pour l’explorer, il l’avait synthétisé en deux formules, persuadé qu’il s’en souviendrait à son réveil. Il avait beau se creuser la cervelle, il ne trouvait rien, à se demander s’il n’avait pas rêvé. Être et ne pas être, voilà le problème. 


    Depuis qu’il écrivait, il ne relevait plus les mots des autres. Il ne voulait pas les mélanger aux siens. Il aurait eu l’impression de commettre une infraction. Il fallait qu’il trouve tout seul ce qu’il avait à dire. Quand l’idée lui venait de récupérer les passages qu’il avait repérés, il refermait vite le livre pour ne pas être tenté. 



    Il avait repris l’écriture de son roman. Il avait retrouvé ses personnages et passé de bons moments avec eux. Il en était à un moment  paisible du récit et rester en leur compagnie lui donnait l’impression qu’il était en vacances. Il ne pouvait toutefois pas résister au plaisir d’écrire en cachette le soir quand il avait refermé la porte. Cet auteur dont il avait accouché péniblement réclamait une existence autonome. Il refusait de disparaître quand il avait terminé son travail d’écrivain. Ce qui restait derrière l’écran ressemblait de plus en plus à une machine à écrire. A qui appartenaient ces doigts qui couraient sur le clavier ? A une entité qui s’était détachée, ou plus exactement, fragmentée, et qui survivait dans différents espaces plus ou moins fictionnels.


    Le petit bonhomme lui avait laissé un long message. Il l’avait écouté. Il avait hésité longtemps avant de le rappeler. Ses circonvolutions verbales enrobées de miel l’exaspéraient. Il l’imaginait, s’approchant rampant en silence dans la pénombre, apparemment inoffensif, se jetant sur lui et lui dévorant la tête et le coeur. Cette impression ne l’encourageait pas à entretenir la relation. Cette fois encore, il ne comprenait pas où il voulait en venir, ce qu’il dissimulait derrière ses propos, un mélange de chaud et froid, difficile à interpréter. En l’écoutant, il voyait sa figure ronde, ses yeux sans cils, son crâne chauve, sa couronne de cheveux bouclés sous les oreilles, son teint rougeaud, son sourire exagéré,… Il avait fait le lien, cet homme lui rappelait un moine, celui du nom de la rose, qui est, comme le dit le mystique, sans pourquoi…


Il avait marché toute la journée dans la neige. Traverser de grandes étendues immaculées sous un ciel bleu d’hiver l’enchantait. Son âme était ravie. 



                        Les mots ? Il peut leur faire dire tout et n'importe quoi



    C’était nouveau. L’envie d’écrire le prenait par surprise, comme la soif. Jeter des mots en vrac, les regarder voleter et se poser sur l’écran « L’insigne indivisé martelait son nom dans le creux d’une chaussure »

Il s’amusait maintenant à former des phrases que l’intelligence artificielle n’aurait pas osées. 


Les banderilles écarlates vomissaient leur désir de viande. 

Toute la peine du monde était retombée à ses pieds. 

La douceur de son masque le rendait presque humain. 

La nuit, le froid engourdissait ses oeillères, il y voyait plus clair. 


    Pendant la nuit, il avait composé un long poème. Au réveil, il ne se souvenait que de gentianes froissées. 


    Il s’enfonçait dans l’écriture mais remontait à la surface tous les jours. Cela l’empêchait d’explorer les profondeurs de son âme. Ce mot lui plaisait, il l’avait toujours trouvé intéressant pour nommer le mystère, l’insondable, l’indicible. Il était là le vide qui contient le tout, dans ses trois lettres. Il aimait l’accent circonflexe, auréole sensible. 


    Il ne savait pas qui il était. Il se demandait comment les autres faisaient pour y croire, sur quelles preuves ils s’appuyaient pour se penser être. Il reconnaissait la tête du type qu’il croisait le matin dans le miroir en se lavant les dents, mais en dehors de cette ressemblance qu’il lui trouvait avec celui de la veille, il n’aurait pas mis sa main à couper qu’il s’agissait vraiment de la même personne. Il aurait bien aimé savoir ce qu’en pensent les autres animaux. Il était assez sûr que, sans le langage pour imaginer toute cette fantasmagorie, la réalité était bien différente. 


    Il avait entrepris un travail de fourmi, retrouver puis rassembler ses notes éparses, ces bouts de textes, de pensées éparpillées, mélangées aux listes de courses, aux rendez-vous médicaux, aux codes informatiques, et tout un fatras d’informations qu’il avait jugé, alors, de garder en mémoire. Il avait parcouru le temps à rebours.

Il avait retenu un passage, pour le distinguer au milieu de tout ce fatras, il l’avait colorié en rose. 


Dans la brume blonde

le nez au vent, 

La tête à l’envers

Il filait le temps 

Percé par l’étincelle 



    Ce qui lui plaisait dans l’écriture n’était pas le récit proprement dit, c’est toujours la même histoire, à quelque chose près, une femme, un homme, une porte, un lit, le ciel,… non, ce qu’il goûtait, c’était l’usage des mots, les expressions, le mouvement de l’âme, l’humeur du jour, ce qui s’insinuait en deçà et au delà du sens, la vibration de l’air, les battements du coeur. 


    Il avait longtemps hésité avant de choisir sa police d’écriture, trop fine, trop épaisse, trop tarabiscotée, trop commune,… les mots qui apparaissaient sur son écran devaient lui plaire dans leur forme, il y tenait, sans savoir pourquoi. Il sentait que ce n’était pas une coquetterie, que ça avait de l’importance, une certaine importance bien sûr, mais les détails ne sont pas à négliger, ils dessinent, à une certaine échelle, les motifs du tableau général. Il avait fini par en trouver une qui lui convenait. Il regarda son nom pour la retrouver facilement : « Avenir »… 


       C’était bien la preuve qu’il ne faut pas tout laisser au hasard.