Depuis des mois, je farfouille chaque semaine dans les archives du Journal du Diois. Tous les numéros publiés depuis 1851 tiennent dans une grande armoire. Les journaux sont rangés par année, les années empilées par paquets de dix. J’ai commencé par l’année 1927, celle de la création des Ours de Glandasse, le 26 septembre. C’est la raison pour laquelle je viens le jeudi matin ou le vendredi après-midi : préparer le centenaire de cette association de randonneurs. Je feuillette chaque édition, et relève d’abord les articles qui ont trait à l’aventure de ce groupe de passionnés. Son fondateur, Henri Audra va devenir un collaborateur régulier du journal et publier de très nombreuses rubriques, jusqu’en 1977, au moins. J’en suis là, à la moitié du parcours.
Quand j’arrive, je m’installe sur la grande table au fond du local. Je pose mon sac sur le tabouret contre le mur. Je prends mon carnet bleu nuit, ma trousse. Ensuite j’ouvre l’armoire et sors plusieurs grandes pochettes. Sur chacune est notée en gros caractères l’année, une étiquette collée sur le rebord de l’étagère indique la période. Je manipule avec précaution ces documents, ils sont anciens et fragiles. J’ouvre une année et commence la lecture. Je balaie les pages du regard à la recherche d’ informations sur l’association de randonneurs, mais, très vite, le journal me happe, l’actualité internationale, nationale ou locale, tout m’intéresse. Dans mon carnet, je note au crayon gris les références, date et titre, des articles dont je veux conserver une trace.
J’ai découvert un journal extraordinaire, un véritable trésor, qui a accompagné l’histoire du Diois ; il en garde la trace, en porte le témoignage. J’ai été surpris et impressionné par la qualité des journalistes et chroniqueurs, leurs engagements, leur attachement à la liberté de la presse, leur constante volonté d’informer, de distraire, de donner à réfléchir.
C’est d’abord un poème qui a retenu mon attention :
Donjons à la haute allure féodale
Des murs majestueux pour une cathédrale
Qu'un démiurge, en plein désert, cisèlerait ;
Des frontons, des arceaux et toute une forêt
D'ogives, de portails, d'arcs-boutants, de voussures;
Des orgues orchestrant les farouches murmures
Qui s'élèvent parfois de Glandasse dévasté,
Où quelques rares pins musclés ont résisté
Dans les années 1920, Adrien Chevalier publie ses poésies en première page. Elles s’intitulent « Le Pestel du Glandaz, Le cirque d’Archiane, Vers l’abbaye, La forêt du Pison… »
J’apprendrai bien plus tard qu’Adrien Chevalier est le petit fils du fondateur du Journal du Diois. La famille Chevalier détient le journal de 1851 à 1920, avant que la famille Cayol ne prenne le relais. Un article datant du 9 août 1888 le mentionne « un tout jeune homme, qui mène avec intelligence l’unique organe de la région, Le Journal de Die, un petit journal très littéraire et très moderne. »
La beauté du Diois est célébrée, la montagne devient belle, désirable, un atout pour les activités de loisirs, et le tourisme naissant.
Je pensais m’astreindre à un travail fastidieux, imaginez, ouvrir la grosse pochette qui contient chaque année les 52 exemplaires grand format, papier jauni, petits caractères serrés et puis, dès l’édition du 6 juin 1929, je découvre une grande tribune « Pourquoi je suis féministe ». Elle occupe la moitié gauche de la première page. Paul Méjean développe, non sans humour, un argumentaire solide en faveur du vote des femmes. Dans l’édition suivante, il y revient et ajoute ce savoureux post scriptum : Cet article, publié il y a quelques jours, m'a valu plusieurs lettres d'insultes du sexe dit fort. L’un de mes correspondants m’assure même que je suis « une femme » et qu’il l’a reconnu à ma « mauvaise foi » et à mon style.
A partir de là, je suis revenu chaque semaine pressé d’ouvrir l’armoire, comme on visite une grotte, un grenier, sans savoir ce qu’on va trouver. Une aventure, une exploration, une plongée dans un monde disparu qui garde des traces, des liens avec le présent.
Le journal rapporte les informations locales, accidents, enneigement, compte-rendus des conseils municipaux, concours de boules, l’état civil, des avis de tous ordres… De nombreuses chroniques, et des éditoriaux. J’en ai retenu deux qui m’ont saisi. Leurs auteurs anticipent avec une clairvoyance étonnante les catastrophes à venir. Ils cherchent à nous avertir, nous ouvrir les yeux, le premier est publié en 1930, le second en 1970.
Le 16 août 1930, le journal, première colonne, première page, publie un texte intitulé « Sombres Prophéties ». L’auteur y décrit, par anticipation, le pire des scénario à venir «… n’est-ce pas atroce que douze ans après la cessation de ce qu’on avait appelé la « dernière guerre », L’Europe se hérisse de baïonnettes et que les nationalismes se montrent si agressifs…/… un gouvernement de droite en Allemagne c’est une menace pour la paix européenne… »
Le 21 février 1970, le Journal publie un article intitulé « Le monde en péril » dont voici des extraits :« Avant l'an 2000, l'espèce humaine, les savants l’affirment, sera menacée de disparaitre. Quel est donc le fléau qui promet de s’abattre sur notre société ultramoderne ? C'est d'abord la pollution provoquée par la titanesque expansion industrielle ; ce sont les déjections chimiques et bientôt nucléaires dans les eaux, les airs et les logements des grandes agglomérations, c'est l'asphyxie latente de nos congénères dans les rues, boulevards et avenues de toutes les villes par les gaz délétères des fumées de mazout, huiles et pétroles que dégagent les cheminées et les automobiles; c'est la pestilence sans cesse accrue des rivières, égouts et fleuves, charriant les putrides déchets des usines jusqu'à la mer.
L'humanité, prise de vitesse par le… progrès aura-t-elle le temps de barrer la route à l'imminente catastrophe ? »
Étant arrivé à Die en 2017, je ne connais pas l’histoire de la ville. Un des premiers étonnements fut la commune St Marcel. J’ai découvert, dans les éditions du 26 août et 2 septembre 1933, son origine, et me suis régalé en lisant sa déclaration d’existence, un parfum réjouissant de liberté qui traverse le temps : « Du point de vue international, St Marcel est partisan de la paix désarmée… Les barrières douanières seront à claire voie, intermittentes et munies de fermetures éclair… Nous déclarons et décrétons d’autre part que sur le territoire de la commune libre, l’amour sera gratuit, laïque et obligatoire… Le Garde Champêtre de la Commune Libre assurera les fonctions de Ministre de l’intérieur et de l’Extérieur… »
Toutes les initiatives festives n’ont toutefois pas connu la même postérité :
En février 1958, est organisée la Parade des exploits, le défilé se poursuit par un concours de déguisements « les filles formèrent un cortège de travestis qui rendirent malaisée la tâche du jury, qui finalement décernèrent des prix à Pierrette Vicq, déguisée en niçoise et à Eliane Chopin, déguisée en toréador ». La farandole des enfants, prévue pour terminer la journée, n’a pas pu se déployer, il y avait trop de monde…
En 1962, un encart informe les diois de la prochaine élection de Miss Die : « Qui sera-t-elle ?... On murmure et on chuchote beaucoup en ce moment à Die au sujet d'un événement sensationnel à Die : l'élection de Miss Die au cours d'un grand gala dans la coquette salle du « Pestel», en pleine rénovation. Toutes les jeunes dioises s'empresseront de concourir pour cet honorable titre. Les conditions : avoir au moins 17 ans et une ligne idéale.
L’élection a été reportée plusieurs fois et semble n’avoir jamais eu lieu.
Les années soixante sont marquées par de grands changements sociétaux, la publicité se développe, le « progrès » avance à marche forcée, la société de consommation débarque et envahit le paysage. Une chronique fait son apparition : Entre Nous. Son auteur rapporte, chaque semaine, une collection de faits divers, d’informations triviales. C’est, dans ces petits bouts que l’on voit à quel point les mentalités ont changé. J’imagine mal quelqu’un oser sans frémir rapporter cette « étude » : Beaucoup d'hommes... mariés sont victimes des bruits domestiques que leurs épouses leur dispensent, sans penser à mal. Tension, ulcères et bien d'autres affections malignes dont souffrent les maris, proviennent du bruit des aspirateurs, des machines à laver, etc... Mesdames, pitié pour vos maris. Envoyez-les au cinéma ou aux commissions, lorsque l'envie vous prend de pratiquer votre demie-heure de détente avec vos joujoux en main !
Le journal a plusieurs fois changé de pagination, de format, mais l’édition du 3 février 1968 est particulière. Le journal à l’époque se présente sous la forme d’une copie double grand format, 4 pages. L’imprimeur, cette semaine là, a fait une boulette, les pages 2 et 3, celles de l’intérieur, sont à l’envers…
Dans le dernier numéro que j’ai consulté jusqu’à présent, en date du 31 décembre 1977, j’ai trouvé cet encart, au contenu plutôt rassurant : SOYONS RAISONNABLES : Une fois de plus nous attirons l'attention des propriétaires de chiens sur les désagréments que causent leurs animaux quand ils divaguent sans aucune surveillance dans les rues de la ville. Poubelles renversées, crottes abandonnées au hasard, sont leur fait. C'est désagréable et c'est sale. Il y a là de quoi décourager les employés de la ville chargés d'assurer la propreté des rues et les personnes qui ont à cœur de tenir propre et coquet leur quartier.
Tout change mais rien ne change. Ce n’était ni mieux ni pire avant. L’avenir nous appartient toujours.
Cette plongée dans les archives m’a donné à réfléchir sur l’impact d’un journal local. Il est considérable, une sentinelle, un éclaireur, un incubateur, le lieu où les opinions, les représentations se forgent, les adhésions aux projets se fondent. Il porte une grande responsabilité. Le JDD m’a impressionné par sa qualité, sa volonté constante de rassembler, de défendre les valeurs de la République, de s’impliquer dans le développement et la valorisation du territoire en privilégiant certains interlocuteurs, en rendant compte du travail du syndicat d’initiative, en suivant pas à pas les avancées du Parc Régional du Vercors,…
Des hommes, des femmes, des précurseurs, des innovateurs, des individus amoureux de leur région, au service de l’intérêt général, soucieux du bien commun. Une belle histoire, des fidélités. Le journal du Diois en est, à travers les années, le porte- parole, l’étendard, une véritable institution, précieuse, rare.
En revisitant mes notes, les articles sélectionnés depuis des mois, en cherchant à « raconter mon Journal du Diois », j’ai eu des scrupules, j’ai pris conscience de tout ce que j’avais manqué, de la pauvreté de mon témoignage au regard de la richesse du fond, un fond sans fond, vertigineux, toutes ces informations, toutes ces vies. Le journal local sur un territoire est le gardien de sa mémoire, une mémoire imparfaite mais la meilleure de toutes.
L’armoire, une fois refermée, ressemble à toutes les armoires. Elle ne dit rien de ce qu’elle contient. A la voir, comme ça, toute simple et légèrement bancale, personne ne peut imaginer qu’elle contient le trésor de Die.