21/07/2025

T’es qui moi ?


14.05 


J’ai mis du temps à m’endormir, ça tourbillonnait, j’ai suivi, sans trop m’affoler, ces glissades désordonnées, ce n’était pas désagréable, un peu oppressant, cette plongée dans le futur comme dans une eau profonde, en apnée, entraîné par un courant que j’avais initié, un jour, en marchant sur une crête. 


Il découvrait qu’avec le passage à la première personne, la phrase bien délimitée était une illusion, une contre vérité, que le flux de conscience passait par des zones floues, mal délimitées, des demi-tours, des arrêts, des volte-face, des zig et des zag, toute une série aléatoire de rebondissements imprévisibles. 


15.05


J’ai plusieurs vies. J’aime bien postuler des énoncés insensés. Ils obligent à reconsidérer la réalité. Ça dit toujours quelque chose. J’ai marché dans les prairies d’altitude. Quand j’étais assis pour déjeuner, je plissais les yeux et regardais les milliers de fleurs blanches onduler sous l’effet du vent. J’ai pensé qu’il y avait une vraie similitude avec la mer, ce scintillement, ce mouvement répété comme une vague. J’avais pris un livre, je le l’ai pas ouvert, je ne pouvais me détacher de ce spectacle. 



16.05 


Il découvrait qu’il ne pouvait pas convoquer son « je » sur commande. Que la part sensible n’était pas stabilisée, localisée. Elle traversait l’existence comme le vent printanier dans les feuillages. Elle était insaisissable, il ne pouvait, comme le chant des oiseaux, que l’écouter quand elle se manifestait. 


La vie chuchote, murmure, ses paroles doivent être accueillies sans jugement, sans chercher à les comprendre. C’est par cette petite voix que « je » s’exprime, un frisson d’été, le clapotis de la rivière, la pluie d’automne. Créature fragile et farouche, elle ne se laisse pas attraper par le langage. 


Ce « je » là n’a pas d’âge, pas d’identité, il n’est pas situé, un non lieu, une vibration, une onde. Il traverse le temps, s’infiltre dans les oublis, dessine une trajectoire invisible. Un succession de sons, une couleur, une ombre furtive, les sens sont ses capteurs. Chaque corps vivant a sa mélodie. 


17.05 


Chaque matin, quand il ouvrait son écran, il hésitait, devait-il se décrire ou  parler, rester dehors, porter son regard sur ce qu’il fabriquait, ou s’installer à l’intérieur et raconter ce qu’il voyait et ressentait. Une forme de dilemme le laissait dans l’indétermination, sur cette frontière, ce fil, en déséquilibre. 


Les deux tentations se neutralisaient et il restait immobile, figé, égaré, ne sachant plus comment dire. 


Je sentais confusément que j’avais touché un point sensible, posé sur la ligne de vie, il fallait que j’apprenne à me déplacer, danser, sur ce fil, n’être ni l’un, ni l’autre, trouver un moyen de me soustraire… 


Il n’était pas certain qu’il existe des mots pour rapporter ce nouvel état, fluide, décroché du moi et du personnage, un être en creux.