06/02/2025

Un an déjà, février 2024



Premier. 

Il était dans le train. L’intelligence artificielle venait d’annoncer dix minutes de retard. Une migraine ophtalmique carabinée brouillait son champ visuel. L’œil gauche vrillait, il voyait le monde (le paysage terne et monotone le long de la voie ferrée) comme s’il avait la tête sous l’eau. C’était très désagréable, ça tournait, un flux et un reflux qui déclenchait une légère nausée. C’était indolore mais déstabilisant et un peu inquiétant, moins que le « mal blanc » qui touchait les personnages du roman qu’il allait reprendre dès que la migraine reculerait.

2.

Il s’était levé à l’heure qui lui avait été indiquée la veille. Quand il n’était pas chez lui, il devait respecter certaines consignes, des « faire » et des « pafaire », des règles plus ou moins justifiées qu’il appliquait dorénavant sans les discuter. Il en allait de sa tranquillité. Il s’était habillé dans l’obscurité et était descendu par l’escalier. L’hiver commençait à perdre du terrain et la lumière du jour éclairait la rue. Il était seul, les poubelles étaient posées de travers, vides, le service de nettoyage de la grande ville avait fait son travail. Dans la boulangerie, un type s’affairait à ranger des pains dans un étagère, il portait des gants. Bonjour, une grosse brioche, un croissant, un pain aux raisins, une baguette tradition et un café allongé s’il vous plait. Il était sorti avec son sac de viennoiseries, le gobelet en carton. Il était remonté par l’ascenseur, tout le monde était réveillé, il avait posé le sac sur la table, s’était assis et avait siroté son café pendant que les autres s’agitaient. 

3. 

Il avait été à la bibliothèque, celle de l’arrondissement de la grande ville. Le bâtiment qui l’accueillait avait fière allure, une maison de maître réhabilitée, des moulures, des dorures, un jardin intérieur. Le fond était très décevant, à peine plus fourni qu’une bibliothèque de village gérée par des bénévoles. Il s’est souvenu d’une des premières bibliothèques qu’il avait assidûment fréquentée. Elle était installée dans un préfabriqué rectangulaire, à peine plus élaboré qu’un module de chantier. C’est pourtant là qu’il avait découvert de très nombreux auteurs qui l’accompagnaient depuis. Les bibliothécaires étaient des lecteurs engagés, passionnés, ils choisissaient les achats à leur guise, en penchant du côté des anarchistes, des situationnistes, des courants marginaux, des auteurs exigeants.

4. 

Il s’obligeait à ouvrir son écran pour y déposer quelques mots. Une extraction qu’il devait arracher à la vie collective dans laquelle il était plongé depuis plusieurs jours, une succession d’activités qui ne laissaient pas de place à cet exercice solitaire. Il lui arrivait de s’abstraire par l’esprit, de vagabonder pendant les repas, les jeux ou les festivités. Mais il était vite rattrapé et « grondé », il lui fallait rejoindre la troupe, jouer sa partition, son silence était suspect, il détonnait. Il avait essayé la veille dans la pénombre, dans cette boîte de nuit, ce club, au milieu des corps agités, de la musique assourdissante, des lumières stroboscopiques et des boules à facettes de se retirer. Peine perdue, il avait dû revenir sur la piste, agiter les bras et bouger les jambes. Plus tard, une fois couché, il avait pensé « je préfère la clarté des matins calmes aux paillettes de la nuit ». 


5.

Il avait trouvé la solution à la contrainte qui lui était imposée quand il se trouvait dans la grande ville. Le temps ne lui appartenait plus, c’étaient les autres qui décidaient de son emploi. Il se trouvait ainsi posé sur le canapé ou dans le fauteuil, en otage. Plutôt que de ronger son frein comme il aurait eu « naturellement » tendance à le faire, il s’endormait, des micro-siestes qui meublaient le vide. Il était ainsi bien reposé. Il avait développé des stratégies d’évitement, de contournement. Quand il fallait se déplacer, il partait à pied pendant que les autres empruntaient les moyens de transport. Il parcourait alors autant de kilomètres que dans sa vie à la montagne. Il lui arrivait même de porter son gros sac à dos. Il assurait ainsi une continuité entre la forêt et la ville. En dehors de son pantalon, rien ne distinguait son apparence entre  les deux mondes. 


6.

Ecrire était passé à l’arrière plan. Il continuait par habitude mais il avait, s’il y pensait, l’impression que le mouvement avait perdu de son allant. Il ne rapportait plus spontanément les évènements, les rencontres, les péripéties, les choses de la vie. Il s’était éloigné de cette restitution, n’avait rejoint aucune rive, ne visait au cap, il dérivait dans une eau calme. Il gardait une sensibilité de surface, le goût des mots. 


7.

Il ne savait pas s’il allait trouver du temps pour écrire. Il s’était enfermé dans les toilettes pour poser ces deux phrases. 

8. 

Il était sorti de lui. Pas au sens où l’entend le sens commun, cet état ridicule dans lequel on se mettait quand ça débordait. Non, là, il était devenu un autre. Celui qu’il avait été venait d’être aspiré par l’extérieur, il n’avait plus de vie intérieure, un retournement de situation, au sens propre. 

Juste avant de passer de l’autre côté, il avait eu une dernière idée (elle commençait déjà à lui paraître étrangère). Il pourrait reprendre tous les personnages de son roman, à l’exception du principal, et en faire des témoins, chacun raconterait ce qu’il sait, a vu et compris du personnage principal qui serait absent du récit et ne se dévoilerait qu’en creux, un jeu d’ombres en quelque sorte. 

9.

Depuis qu’il était rentré, après avoir fait les courses et mis de l’essence, il restait avachi sur le lit, il n’avait pas quitté son manteau, et faisait défiler de courtes vidéos idiotes sur son téléphone. Ce qui amplifiait l’abrutissement dans lequel il se trouvait. Le degré zéro de l’usage du temps. Il avait fini par se lever et se servir un café.

10. 

Il était déstabilisé. Une nouvelle forme de déséquilibre. Il les multipliait depuis qu’il avait commencé sa « nouvelle » vie, celle qui dépendait « entièrement » de lui. (« Entièrement » était carrément abusif, il l’avait choisi pour mettre en évidence l’absence de contrainte extérieure « absolue » s’exerçant sur l’usage de son temps (comme le travail, les enfants, les engagements qui justifient à eux seuls, surtout quand ils sont combinés, de vivre). Il était entré dans une période où ces pressions s’étaient levées, où l’avenir « dépendait » de lui. Cette injonction à « prendre son destin en mains », à « décider de l’organisation de son existence », à « donner forme à son désir » était une rude épreuve, dans la stricte mesure où elle dépendait « exclusivement » de lui. L’usage des adverbes était peu recommandé mais il avait jugé, ce matin, alors que le jour n’était pas encore levé, qu’ils avaient leur place pour marquer son propos. 

La reconfiguration de son être pour aborder cette nouvelle période demandait de nombreux ajustements. Il fallait sans cesse observer les effets secondaires, s’assurer qu’ils ne viennent pas perturber l’ensemble de la structure, que les modifications réalisées étaient compatibles avec le plan général. Une des difficultés résidait dans l’impossibilité de prévoir les effets à long terme (plus exactement, il pouvait les imaginer, mais ce qu’il ne pouvait connaître c’étaient les « dommages collatéraux », car, à l’évidence, tout changement dans l’usage du temps (c’est à dire dans l’occupation de l’être, une stricte équivalence), produisait des résultats attendus et d’autres indésirables (ou peut-être, pour le dire mieux, des résultats désirables et d’autres inattendus), ce phénomène étant lié à l’impossibilité de courir après tous les lièvres en même temps, comme chacun sait. Il fallait donc « optimiser ». Cette recherche du rendement au moindre coût nécessitait une évaluation fréquente, à court, moyen et long terme. Comme tout phénomène dynamique, il était très difficile de s’assurer du bienfondé des informations recueillies pour procéder à l’évaluation, de nombreux biais altérant la précision. Bref, il devait continuer sans savoir si tout ce qu’il s’imposait n’était pas, somme toute, du temps perdu. Mais, c’était, en définitive, le sens même de l’existence.

Il avait commencé la lecture d’un traité imposant sur la configuration et la reconfiguration du temps. Il avait découvert dans les premières pages la différence entre la métaphore et la comparaison, la comparaison étant une métaphore développée, la comparaison dit « ceci est comme cela », la métaphore dit « ceci est cela ». Il cherchait des exemples différents de ceux que l’auteur avait proposés. Le ciel était maussade comme une chaussette sale. Le ciel, une chaussette sale. Ah ah. L’exercice était plaisant. Il était comme un renard en cage. Il se sentait comme si des ailes lui poussaient. Un renard en cage qui se sentait pousser des ailes. Ça donnait un petit  air de poème de samedi après-midi pluvieux. Le truc (le défi) pour métaphoriser, c’est « d’apercevoir le semblable ». 


11. 

Il peinait sur ce gros roman imposé, l’histoire narrée dans les moindres détails de l’imprimerie (ce qui relève de l’absurde, les descriptions, les dialogues, les développements explicatifs, jugés nécessaires par l’autrice pour « planter le décor », « donner du crédit au récit »,… sont toujours un modèle réduit, inutile de l’étirer de tous les côtés) l’épuisait. Il avait, comme on dit, « compris de quoi il retournait », ce n’était pas le nom des cloches où la disposition des couverts qui donnaient plus de sens au texte. Ce qu’il aimait, c’étaient, les choses de l’esprit, le style ( pour le dire d’un mot ),… le texte n’était, pour lui, qu’un prétexte. Quand il prenait toute la place, qu’il lui imposait de suivre les péripéties des uns et des autres dans une langue neutre pour relater un évènement ou une période historique, il s’ennuyait ferme. Il voyait le dispositif, le mécanisme, le plan, tout ce qui devrait rester caché au lecteur, la tuyauterie, les ficelles,… Le travail et le manque d’âme. Une dizaine de pages auraient largement suffi pour rapporter les faits et les enjeux en lieu et place des 587 que comptaient le livre. 

Il fallait qu’il s’entraîne. Qu’il se donne des claques (des exercices), qu’il s’impose des contraintes d’écriture, qu’il sorte de cette complaisance dans laquelle il se répandait depuis des mois. Il devait mettre un terme à cette autosuffisance, du moins provisoirement, une parenthèse ferait l’affaire, il en était friand. 

L’enthousiasme qu’il avait manifesté était aussitôt retombé. Dès qu’il avait commencé à envisager un cadre, un protocole, un cahier des charges, une onde de paresse l’avait parcouru et, en un instant, avait mis fin à son projet. Il en connaissait la raison, ça ne correspondait pas à son désir, désir qu’il avait mis des années à mettre à jour. Il aimait relever les variations de ses états d’âme, mettre en mots ses sensations, ses perceptions, sa vision du monde, être le plus précis possible, il n’avait aucun goût ni attrait pour les fresques, les épopées, les grandes aventures, tout ce fatras d’inepties qui l’auraient distrait de l’examen minutieux de l’existence auquel il s’attelait consciencieusement. 

Il continuait péniblement la lecture du pavé. Il avançait chapitre par chapitre, comme on gravit un escalier qui n’en finit pas. Sur chaque palier, il faisait une pause, changeait la musique qui sortait par la petite enceinte portative qu’il emportait partout avec lui (vraiment partout, à la douche, aux toilettes, pour couper les légumes, …). Depuis quelques semaines, allez savoir pourquoi, il écoutait de la musique traditionnelle grecque. Il n’avait jamais apprécié ces rythmes répétitifs, ces sons stridents, ces mélodies tristes, cette langue. Et pourtant, les solos de bouzouki l’enchantaient, le transportaient sur les rivages des îles qu’il avait tant aimées. La mémoire de ces moments vieux de plusieurs dizaines d’années se réactivait, et, s’il fermait les yeux, il retrouvait le souffle léger du vent du soir après la chaleur de la journée, l’animation des places, la fraîcheur de la bière, l’ambiance, traversant, intacte, le temps. Tout revenait à la surface, le blanc des façades, les bleus des volets. Il se revoyait entrer dans la taverne, détaillant derrière la vitre les plats qui mijotent dans des grands bacs en aluminium, choisir, et repartir sur la terrasse avec son assiette remplie d’aubergines et de fromage.


12. 

Hivernation. Un vrai loir. (Il avait d’abord pensé écrire « il dormait comme un loir », puis, se souvenant de la distinction qu’il avait établie entre la comparaison et la métaphore, il avait rectifié ; « vrai » était venu spontanément pour valider l’image, la renforcer, lui donner un caractère ironique. Ici « vrai » signifiait, d’évidence, « pour de faux ». Il se demandait si c’était une bonne idée d’étudier toutes les figures et subtilités de la langue, si ça n’allait pas étouffer les quelques velléités d’écriture qu’il tentait de maintenir à flot. 

Plus il s’enfonçait dans les méandres de la théorie littéraire, mieux il réalisait ce qui le caractérisait. Les déplacements, les péripéties, les actions (ce qui « tient » le récit dans le temps, qui maintient l’attention en tirant sur le fil) ne présentaient aucun intérêt pour lui, ça l’ennuyait profondément, il n’y voyait que vain remplissage. Le lecteur averti qu’il était se lassait vite des multiples rebondissements comme des descriptions détaillées (pour « faire vrai ») des gros romans que ses amis l’encourageaient à lire. Ce qui lui plaisait vraiment (ici l’usage du « vrai » renforce « vraiment » son sentiment, il l’appuie), c’étaient les considérations d’une homme ou d’une femme sur sa condition d’être ou sur l’état du monde, son témoignage (déclaration de ce que l’on a vu, entendu, servant à l’établissement de la vérité ). La forme choisie lui importait peu (récit, roman, fragments, poème, …), elle n’était qu’un prétexte à témoigner de son existence, d’aller au plus près, à sa plus juste vérité. Une affaire de subjectivité bien éloignée des discours réalistes ou même vraisemblables. Il touchait là un point crucial qui, lui semblait-il, était resté aveugle à bien des gloseurs.

De cette position, il discernait mieux, à présent, ce qu’il « fabriquait » quand il était plongé devant son écran. Il examinait les termes de son témoignage. Il s’assurait que ce qu’il avait à dire correspondait bien à sa vérité, et par glissements progressifs, à la vérité (celle de l’être, qui, par essence, reste insaisissable ; il m’empêche que l’expérience de l’être est bien une réalité et la tentative de la traduire dans un langage commun une exigence). 

La fiction pourrait répondre à autre chose, la résolution d’une énigme, la métaphore comme exploration d’une question. 



13. 

La brume s’était dissipée. La veille, il avait été surpris, en rentrant à pied de la danse, de l’inutilité de sa lampe frontale, l’hiver se repliait. Il comprenait mieux l’intérêt que les animaux humains portent aux variations météorologiques. Elles conditionnent leur existence, de fait. Il aimait bien, le matin, enfoncé dans son lit, énoncer des banalités en écoutant des chants populaires mélancoliques accompagnés d’instruments à cordes pincées (en quatre lettres). 

La température extérieure, la lumière du jour, la densité de l’air, la couleur du ciel, les données phénoménologiques, celles qui, en première instance, déterminent la perception du monde, lui donnent une réalité. 

Il en venait à s’ouvrir à des considérations triviales et fondamentales. Il cherchait alors le mot juste, la manière de dire.  

En courant dans la montagne, il répertoriait les catégories qui lui permettraient d’y voir un peu plus clair, les idées, les images, les concepts, les descriptions, les interprétations, il avait du mal à tracer des lignes précises, à ranger correctement les mots dans des boîtes bien définies. Il avait retenu de ses lectures matinales la distinction entre description (phénoménologie) et interprétation (herméneutique). A dire vrai, il s’en fichait un peu, vivre et exister se confondaient, et les mots pour en parler manquaient leur cible (le réel) (sauf évidemment à les circonscrire dans un système clos, une cage où l’être tourne en rond, tout content de se retrouver en terrain connu (et reconnu) à chaque fois qu’il a fait un tour.)

Il avait été marcher dans la neige sur le plateau, cette immensité qu’il affectionnait, ce monde infini, vierge, où la vue se perdait sur les crêtes bleues. Il s’était amusé à garder le pied au ras du sol, faisant jaillir, à chaque pas, un nuage de cristaux. Le bruit léger qui accompagnait ce geste l’enchantait aussi. Pendant ce temps, son esprit vaquait à ses affaires, continuant à travailler sur la raison d’écrire, à décortiquer les tenants et les aboutissants, comme on dit. Il avait enrichi la source des possibilités, à côté des témoignages, il avait ajouté les aveux.  


14.

Il s’était encore cogné les petits orteils contre le montant du lit, ces palettes recyclées qui lui servaient de sommaire sommier. Le voisin, le beau et athlétique voisin, avait, en débardeur, transpiré sur la terrasse pour assembler, à la va comme j’te pousse, les morceaux de palette qu’il débitait en prenant des mesures approximatives. Ainsi l’angle droit dépassait largement du matelas et présentait un danger permanent. Il s’y était heurté brutalement plusieurs fois, et avait du, une fois, bandé ensemble pendant plusieurs jours deux orteils, le troisième et le quatrième, pour réduire ce qu’il avait semblé être, diagnostic personnel mais probablement avéré tant la douleur était saisissante et persistante, une fracture. Par chance, c’était l’été et il pouvait se déplacer nu pieds ou chaussé de grosses savates qui ne frottaient ni ne comprimaient ces petits bouts d’os. Il se souvenait, à présent, en évoquant cet incident, de ce pansement mouillé et pendouillant qu’il arborait à la piscine municipale, s’assurant, à chaque fois qu’il sortait du bassin, qu’il ne s’était pas échappé dans l’eau. 

Il avait là un exemple probant de cette écriture sans raison qui pouvait provoquer, à partir d’un choc au bout du pied, une remontée vers le cerveau, activant la mémoire, ramenant un monde englouti par l’écrasement du temps qui passe et qui s’en fout.


15. 

L’herbe avait reverdi. La lumière du jour filtrait par le volet disjoint. 

Il avait reçu le petit piano, à peine plus qu’un jouet, pour s’entraîner. Il avait noté l’écart qui existe entre le désir et la réalité. Le piano ne faisait rien sans lui, et lui ne faisait rien de plus que ce qu’il savait faire avant de l’acheter, c’est à dire pas grand chose. Il avait écrit les notes sur un bandeau de papier découpé et l’avait glissé entre le clavier et le support. Il se demandait s’il arriverait un jour à quelque chose. Il en doutait. Il aurait fallu qu’il se montre plus précis et qu’il définisse déjà ce qu’il entendait par « chose ». 

Il avait préparé la soupe, étendu le linge. Ensuite, il s’était installé au piano. Il avait testé différents sons, avait tenté, avec beaucoup d’approximations, de s’accompagner d’un doigt pour répéter les chants de la chorale. Au bout d’une heure, il avait très mal à la tête. Il ne montrait, indubitablement, aucune disposition pour la musique. Il se demandait à quel endroit le câblage était défaillant. Lors de l’installation ou, plus tard, à force de l’utiliser à mauvais escient ? Mais la question la plus importante restait de savoir s’il arriverait un jour à rectifier le tir, à reconnaître les notes, les apprendre et les restituer. Cela semblait si simple sur le papier. A ce jour, il stagnait, englué, empêtré, enlisé, embourbé,… tous les synonymes convenaient.  

16.

Il était descendu à pied au solfège. La température était anormalement élevée. Il pensa qu’il fallait s’habituer à ce changement plutôt que de répéter chaque jour que ce n’était pas normal. Le normal étant très relatif, il repose plus sur l’habitude que sur une règle d’or inscrite dans les cieux. D’autant qu’il faisait doux, et même un peu chaud, et que, donc, c’était fort agréable de cheminer matinalement dans ces conditions (elles n’étaient pas de saison certes mais fallait-il s’en offusquer ou les apprécier en tant que telles ? ). Il repensait à ces questions que le professeur avait soulevées pendant l’atelier. Il aurait aimé les ignorer, voire, à défaut, les écarter d’un revers, mais elles continuaient à le titiller. Le roman était le seul lieu où le temps pouvait se réaliser, se matérialiser. C’était sa raison d’être. Être et temps se conjuguaient dans le récit. (La phrase lui était venue sans arrière pensée, il la relut et nota qu’elle était parfaite). Il la modifia à peine pour la garder sous la forme d’un aphorisme « Être et temps se conjuguent dans le récit ».

17.

Il s’habillait en gris et noir, du passe partout. Il ne portait jamais de couleurs et empruntait chaque saison une tenue à un de ses camarades pour monter sur scène avec le choeur. En rangeant (en fouillant pour être plus précis) dans la cave, il avait retrouvé une veste technique rouge. Il l’avait essayée, elle gardait la mémoire d’un épisode vieux de quinze ans (« comme le temps passe » ne pourrait s’empêcher de dire un interlocuteur imaginaire (il venait de trouver une manière d’ajouter un personnage à son monologue, un « ami imaginaire » qui viendrait commenter, interroger ce qu’il dégoisait. ) L’épisode était assez cocasse. Il était, à l’époque, parti marcher dans le grand nord avec un petit groupe d’inconnus. A la sortie de l’avion, des bagages manquaient. La plupart des randonneurs n’avaient pas leurs affaires. Ils avaient pourtant commencé leur périple sans attendre. Lui, qui avait récupéré son sac, avait du prêter une partie de ses vêtements à ses compagnons d’infortune. Il avait, à contrecœur (il n’était pas préteur, ses proches pouvaient en témoigner), tendu cette veste rouge à un grand gaillard. Ce dernier l’avait portée pendant trois jours avant de retrouver ses affaires. Il la lui avait rendue. Il n’avait pas pu la remettre, elle sentait le bouc. Comme il n’était pas possible de la laver, il l’avait emmaillotée dans un sac en plastique qu’il avait poussé au fond de son sac. L’odeur était si forte qu’elle avait contaminé toutes ses affaires. Quand il était rentré, il l’avait rangée dans un placard (après l’avoir nettoyée) et plus jamais mise. 

L’écriture a ceci de joyeux qu’elle réserve chaque jour, ou presque (comme un calendrier de l’avent), une surprise. Il était venu ce matin pour écrire un truc sérieux sur l’imagination et la veste rouge était venue se poser sur le devant de la scène et faire son numéro. 

18. 

Il avait bien skié, ce geste qu’il avait répété des milliers de fois depuis sa tendre enfance, ce déplacement du poids du corps, ce léger élan, ce mouvement descendant puis ascendant alternativement à droite puis à gauche, il l’avait en mémoire, il s’actualisait dès qu’il commençait à glisser dans la pente. Quand il entrait dans cette danse, les bâtons l’encombraient, il ne pensait plus, tout à son affaire, un tout qui englobait le corps, l’esprit, en harmonie avec le monde. Il avait toujours rêvé de surfer sur les vagues californiennes, il était sûr que la sensation était très proche. 

Ecrire au quotidien avait plusieurs fonctions pour lui. Il ne savait jamais celle qui viendrait à être remplie. Il y avait, bien sûr, le rapport du quotidien (enfin, des bribes, une miette, une sensation, …), une pensée (elle était rarement présente à l’esprit quand il allumait son écran, elle émergeait, une surprise), un fait à relater (plusieurs modalités pouvaient en être à l’origine, un truc marquant, un truc à garder en mémoire, une situation intéressante (selon ses critères (discutables donc),… C’était aussi le lieu où il s’épanchait, ou les contrariétés se métamorphosaient en paragraphes distrayants. Cette vertu était incomparable, elle avait valeur thérapeutique, une transfiguration des agacements. Il y avait aussi cette réflexion sur l’écriture, ce miroir tendu, et puis tant d’autres choses. Il se demandait pourquoi l’activité n’était pas obligatoire. 

Il avait perdu un bout de texte. Une synchronisation qui ne s’était pas faite. Il se demandait s’il allait pouvoir le reconstituer. « Une journée dans les embouteillages, une matinée sur les pistes, entre les deux une nuit occupée à décortiquer les trois termes qui, selon lui, générait la raison d’agir, le devoir, le vouloir et le pouvoir. » C’était approximativement cela. Il y reviendrait sûrement. 

Il se demandait pourquoi il n’avait plus le même goût pour le ski. Il adorait toujours la sensation de glisse, de vitesse. Non, c’était autre chose, un rapport différent à la montagne. Ces saignées pratiquées sur les pentes, ces installations, toute cette mécanisation, cette utilisation de la nature, il n’adhérait plus à ce système, il le trouvait monstrueux. C’était encore plus frappant quand il le voyait défiler depuis le télésiège à travers ses grosses lunettes polarisées. 

19. 

Il avait chaussé ses crampons et couru pendant presque deux heures sur la neige, le verglas, la glace. Les rares personnes qu’il avait croisées regardaient ses pieds avec envie, tout maladroits et hésitants qu’ils étaient sur cette surface ultra glissante. Lui gambadait joyeusement. 

Il était content de rentrer chez lui, de retrouver son petit piano, ses livres, sa cafetière. 

20. 

Il continuait à explorer la question du temps et de la narration. Il n’y pensait pas de manière structurée, il laissait infuser les informations qu’il recueillait. Mémoire, attention et attente. Il y avait dans ces mots toute l’architecture qui soutenait l’intrigue. Il était fatigué, brouillon. Il n’avait pas les idées claires, il tenait pourtant à déposer les morceaux qu’il avait ramassés. En particulier, celui sur la place du lecteur dans le dispositif triangulaire : auteur-texte-lecteur. Il aimait le chiffre 3, il composait selon des triades. En cherchant dans le dictionnaire, il avait eu la bonne surprise de relever que dans le taoïsme, où le chiffre trois a une grande importance, la "Grande Triade" se réfère au Ciel (Tien), à la Terre (Ti) et à l'Homme, l'être humain (Jen). Fils du Ciel-yang et de la Terre-yin, l'Homme, doit cultiver ces deux énergies en lui. Il trouvait l’idée séduisante. Il venait d’avancer son pion sur le damier. Il aimait quand les planètes s’alignaient, quand ses recherches sans raison le conduisaient à un point d’orgue. Il ne jouait pas des images, il laissait les mots venir, à leur convenance, comme on chemine au hasard dans la montagne . 


21. 

Il était fatigué. Il avait remarqué que tous les déplacements le fatiguaient, dérangeaient son équilibre. son corps se rebellait, manifestait son désaccord. Il était resté allongé dans son lit toute la matinée. Il avait repris la lecture de ses écrits rassemblés dans un énorme volume. Il les avait annotés, corrigés, écarté certains fragments, modifié d’autres. Il avait en tête un texte abouti, inachevé mais abouti. 

22.

Après la prise de sang, il était allé prendre son petit déjeuner dans la boulangerie dite rouge (pour la distinguer de la bleue ; les gens continuaient à les nommer ainsi alors que la dite bleue avait fermé depuis des mois). Le tutoiement était de rigueur et la boulangère (la jeune femme qui servait), avait insisté pour qu’il prenne un double café plutôt qu’un allongé puisqu’il avait choisi la formule qui intégrait une boisson chaude, autrement dit qu’il n’hésite pas à profiter de l’occasion pour prendre une boisson deux fois plus chère puisqu’elle était dans la formule. Il avait payé 5,50 euros pour le grand café, un verre de jus d’orange un croissant et un pain au chocolat soit 50 centimes de plus que pour le simple café qu’il avait, l’avant veille, commandé sur le haut des pistes de ski. 

23. 

La douleur l’avait accompagné toute la journée. L’intensité variait de 3 à 6 sur une échelle de 0 à 10. Elle occupait l’esprit, l’empêchant d’écrire. 

24.

Ralalapitoumachipoutaroulou. 

25. 

Il se demandait si, arrivé à son âge (l’âge n’était pas le point d’impact, il signifiait ici la durée de l’expérience sur terre, la quantité d’instants vécus, le nombre de sensations éprouvées, de kilomètres parcourus, de rencontres,… ) il ne disposait pas, dans son coffre, de toutes les ressources nécessaires pour réinventer le monde, si, en puisant dans sa mémoire, il ne pourrait pas réactiver (revivre) (il avait souri), ce temps passé, reconstituer les paysages et les visages. Il avait là un champ infini (un infini qui collait exactement à la mesure de l’homme) à explorer, un retour aux sources. Un rayon de joie éclaira son âme. Il n’avait pas besoin de se creuser la cervelle pour imaginer des histoires farfelues, il lui suffisait d’extraire ce qui s’était déposé avec le temps. 

26. 

La mémoire lui jouait des tours. Le simple fait d’avoir évoqué par écrit la possibilité de revisiter son passé avait encouragé son cerveau à effectuer des recherches. Les images de son père et de sa mère étaient venues le visiter. Il ne s’était pas attardé, n’avait pas cherché à les situer, c’était plutôt des présences, inattendues.

27.

Il repensait à son personnage, ce funambule qui tentait, après sa chute, de retrouver le fil de sa vie. Il en avait parlé, comme ça, pour rien, au détour d’une conversation sans objet, ces paroles qu’on échange en marchant pour occuper la relation. Il avait été alerté, comme si le personnage lui murmurait à l’oreille « moi, c’est toi, tu n’as toujours pas compris ? ». Il avait marqué un temps d’arrêt, un vrai, interrompant sa marche, comme saisi. Sa compagne s’était étonnée de cet arrêt sans raison et l’avait questionné. Il avait bredouillé puis reprit le cours du trajet vers le marché. Il allait devoir s’y recoller, ressortir le texte qui somnolait dans le deuxième tiroir du bureau. Manifestement, il avait encore quelque chose à lui dire. Ce matin, en buvant son café, assis sur le canapé, dans la pénombre et le silence, à peine troublé par le cliquetis des granulés du poêle, pendant que ses amis dormaient (ou attendaient sagement), il avait l’impression qu’il venait de desserrer un des noeuds de son roman si mal ficelé. 

Il se demandait à présent s’il ne pourrait pas réécrire cette histoire, si ce personnage n’avait pas envie d’être traité autrement. 


28. 

Il n’avait pas très envie de participer à son groupe de parole. Il avait largement dépassé sa dose de mots à dire et à entendre. Il y était allé, par curiosité, il aimait bien les personnes qui consistaient le groupe. Un mois après l’autre, la relation se développait, leur monde commun s’enrichissait. Il avait été question, cette fois, d’immigration. Ils avaient patiemment démêlé les fils, tissé un joli motif, ils avaient parlé de réfugiés, d’exilés, avaient découvert qu’ils venaient tous d’ailleurs, que leurs histoires traversaient les frontières. La religion avait occupé une part de leurs échanges, et l’autre, si loin, si proche, si différent, si semblable. La dame du village perdu, celle qui cuisinait des soupes, avait terminé la séance par un témoignage dont elle avait le secret, une anecdote dont la portée touche à l’universel. Il était fatigué mais avait tenu, après avoir mangé, à s’installer devant son écran pour la rapporter. « Un jour, dans un train, j’ai rencontré un homme. C’était un homme très âgé. Il lisait. J’ai discuté avec lui. Il m’a dit qu’il lisait les livres dans leur langue d’origine. J’ai été surprise. Il m’a expliqué qu’il avait appris toutes les langues. Quand je lui ai demandé où ? Il m’a répondu « à Dachau ». Nous étions sous le choc de la révélation, elle avait atteint la cible. Nous sommes restés silencieux, alors, elle a ajouté « c’est la rencontre la plus importante que j’ai faite dans ma vie… » Elle a souri puis ajouté « … avec mes enfants ».