Mars
1.
Une bouillie. A force de le solliciter, plus que de raison, son cerveau avait fini par lui envoyer des signes de détresse. Il le faisait bailler, se masser la nuque et les tempes, déclenchait des migraines à répétition.
2.
Il avait ramassé des longues tiges terminées par des plumeaux en marchant le long du canal. Il avait constitué un petit bouquet qu’il avait installé dans un pot, en grès (du moins supposait-il que ce fut du grès, il en doutait maintenant, la surface du vase était lisse et douce au toucher, brillante au regard, de la faïence, de la porcelaine, de la céramique,… il ne savait pas, il aimait sa forme, un cylindre surmonté d’un bec, gris pâle, presque blanc, qui rappelait les pots et bouteilles qu’utilisait le peintre italien pour réaliser ses natures mortes.) Il avait arrangé les tiges et posé le vase sur l’enceinte, près du poêle. Le tableau lui plaisait, l’arrondi clair associé à la masse noire, les courbes du pot sur le long parallélépipède. En se couchant, ses yeux brûlaient un peu. Il avait vite compris que la plante, même morte, avait disséminé dans l’air des particules irritantes. Il les avait ingérées, elles modifiaient son métabolisme. Il s’était relevé, les avait saisies et sorties sur la terrasse. Le vent soufflait et la pluie frappait le sol.
Il s’était endormi après avoir lu quelques pages du petit livre noir qu’il avait trouvé chez le bouquiniste, une courte biographie sur l’écrivain irlandais. Au milieu de la nuit, il s’était mis à éternuer, s’était levé et avait dû chercher des mouchoirs en papier pour éponger les filets de morve qui s’écoulaient sans discontinuer. Il avait eu du mal à se rendormir. Ça travaillait. Il avait réalisé que son parti pris n’était pas seulement le fruit de son incapacité (ou son incompétence) mais tenait sa source dans un principe assez intéressant. Ses textes s’affranchissaient du temps (début, avancées, fin) pour accrocher l’intemporalité et l’éternité. On pouvait y entrer par n’importe quel bout, les lire dans n’importe quel sens, ça fonctionnait. Un deuxième point avait attiré son attention avant qu’il ne sombre à nouveau dans le sommeil. Tout ce qu’il écrivait était réel. Il n’inventait rien, en ce sens il ne racontait pas d’histoire, ne pouvait pas écrire de roman, de fiction. Il rapportait ce qui se passait, dehors comme dedans.
En sortant de la douche, il avait eu une illumination (le mot est fort mais il était pressé, il devait mettre de l’eau à chauffer pour préparer le repas), aucun de ses personnages n’incarnait le « mal », ne se situait dans l’ombre, ils étaient tous clairs, presque limpides, à peine troublés par les épreuves de la vie. Il y en avait un qu’il pourrait faire basculer de l’autre côté. L’histoire prendrait un autre relief, et, surtout, une fin se dessinerait.
4.
Il continuait d’explorer mentalement la possibilité de faire porter l’ombre par un des personnages. Il était surpris par la facilité avec laquelle ça collait au texte. Tout semblait déjà en place, comme si l’histoire n’attendait que ça, qu’il réalise enfin ce qui se jouait sous les mots qu’il avait posés. L’inconscient du texte venait de lui faire signe. Tout ce qui paraissait jusqu’à présent tordu, insolite, bricolé, se révélait sous l’angle qu’il avait envisagé dès le début sans y parvenir. Les situations scabreuses, les personnages inutiles, tout était cohérent. Il laissait encore infuser l’idée avant de replonger dans le texte. Il restait encore des zones d’incertitude. Il redoutait de les sonder.
5.
Il avait passé une partie de la journée à relire ses textes. Il avait numéroté les fragments. Il s’était arrêté à 501. Il les avait distingués par des petits signes cabalistiques qui lui paraissaient pertinents, mais dont il oublierait la signification la prochaine fois qu’il reprendrait le dossier. Ils étaient liés à l’état d’esprit dans lequel il se trouvait au moment où il les lisait. Ils ne tenaient pas dans la durée. Il espérait que ses lectures successives finiraient par faire apparaître une sélection. Il resterait à les ordonner, ce qui était encore une autre paire de manches. Avant de les relever, il devait vider le lave vaisselle et passer le balai.
6.
Il avait encore parlé trop fort au club de lecture. Ses humeurs étaient excessives, il l’avait ressenti dans l’attitude de ses camarades du jour. Elles ne le jugeaient pas mais trouvaient ses emportements un peu délirants.
Il avait ressorti son piano de l’atelier et avait répété les airs de l’opéra en s’accompagnant d’un doigt.
7.
Il s’était réveillé au milieu de la nuit, un milieu qui tirait vers la fin. Il avait tenté de se rendormir. Il se tournait d’un côté, de l’autre, de plus en plus agacé. Il avait allumé et mis la cafetière en route. Il avait plusieurs dossiers à traiter, la multiplication des lieux d’expression avaient perturbé son équilibre. Il avait besoin de mises au point. L’écriture est une activité posée. Elle nécessite une organisation et une coordination. Elle est un réducteur de violence, une médiation entre l’émotion et sa traduction. La parole, elle, vole sans parachute. Elle s’emballe, s’emporte, le mouvement est direct de la source au jet, les filtres sont réduits, le langage sait les éliminer. Ces derniers temps, il parlait beaucoup, trop sans doute. Les engagements qu’il avait pris dans les différents groupes auxquels il participait l’amenait à prendre la parole à tout va, à s’exprimer comme on dit. Il fallait qu’il examine les conditions d’émission et de réception de cette parole. Elle se situait dans un cadre inhabituel pour lui. Il ne s’agissait ni d’un cadre familier, ni d’un cadre professionnel. C’était autre chose, des zones mal définies, entre les deux, à côté ?
Il ne savait pas comment faire, les règles n’étaient pas claires. Il fallait garder une certaine spontanéité tout en respectant des lignes de conduite. L’exercice était redoutable, un équilibre délicat à tenir. Les échanges n’avaient de sens que s’ils étaient sincères, mais la sincérité isolait. Il fallait trouver un terrain d’entente. S’il « savait » entrer en contact en tête à tête, il continuait de s’interroger sur la conversation en groupe. Dans l’échange à deux, la parole circule facilement, sans détour. A six ou dix, de nombreux obstacles apparaissent, des entraves à sa liberté. La réponse, l’intervention, peuvent être décalées, perdre de leur intérêt ou impact. L’écoute est plus complexe à gérer, plusieurs flux de conscience se mêlent, les malentendus et sous entendus se multiplient. Les corrections et ajustements sont difficiles à établir. Si les règles sont trop strictes, on assiste à une succession de monologues, si les règles sont trop souples, certaines paroles prennent le dessus et étouffent les autres, ou c’est le brouhaha, la cacophonie. Les bavards prennent le pouvoir, les taiseux se renferment, ils n’en pensent pas moins, mieux souvent, dans leur silence.
La caféine agissait. Il avait bien dosé ce matin. Il aimait le café, l’odeur et l’effet.
8.
Il relisait tous ses textes, fragment par fragment. Il ne se lassait pas. Il trouvait que ça avait de l’allure. Il se demandait si quelqu’un d’autre y trouverait autant d’intérêt. Il en doutait mais n’aurait su expliquer pourquoi. Il fallait être lui pour saisir ce qu’il avait écrit. C’était probablement la bonne raison.
Il avait observé la sobriété de ses textes. Les mots étaient précis mais simples. Quand il en utilisait un d’inusité c’est parce qu’il considérait qu’il répondait à l’idée ou l’image qu’il essayait de traduire. Il n’aimait pas les effets spectaculaires, éblouir avec des paillettes, ce n’était pas son genre de jeter de la poudre aux yeux. C’est un peu ce qu’il avait noté dans les textes de ses camarades d’atelier, les belles formules, les envolées, le lyrisme. Il avait eu envie de s’y essayer, pour s’amuser. Il savait qu’il reviendrait à l’austérité, c’était son tempérament, la soustraction, l’effacement, l’évocation.
9.
Dans son laboratoire intérieur, il observait les variations d’humeur. Il les détaillait, les rangeait par catégories, cherchait leur origine, les causes, en évaluait les effets. Depuis longtemps, il était persuadé que certaines conditions étaient favorables et d’autres néfastes à son équilibre (équilibre entendu comme optimum et non, comme le mot pourrait le laisser entendre (Il avait d’abord choisi « suggérer » qui était plus élégant mais qui disait moins bien), un mélange de bonnes et mauvaises humeurs. Le dictionnaire qu’il venait de consulter définissait l’humeur sous trois formes : eurythmie, dysphorie, euphorie. C’était assez bien trouvé même si ça manquait de nuances. Disons qu’il visait l’équilibre enjoué, un mélange de réalisme et de joie de vivre. Il était, comme tout un chacun, sujet à l’anxiété, la tristesse et l’irritation mais il essayait de les contenir, de ne pas leur laisser trop de place. Il pensait que ces dernières se développaient comme des mauvaises herbes, finissaient par envahir tout le jardin et le rendaient invivable. Il s’amusait de cette nouvelle métaphorisation, l’esprit jouait avec ce qu’il avait sous les yeux, avec les expériences dans lesquelles il était mis en relation. En continuant à explorer l’image, il pouvait alors en déduire que vivre dans un grand jardin (le jardin vu comme espace pouvait à son tour être métaphorisé en temps) (donc avoir beaucoup de temps et un grand jardin, espace-temps devenant la mesure de l’existence (il venait en travaillant dans son petit laboratoire de mettre à jour une règle de conduite, plus exactement un cadre pour penser et agir) excluait la vie en solitaire (il y avait sans doute une variable qui permettait d’établir un ratio entre la taille du jardin et le nombre de personnes nécessaires pour l’entretenir.) (la durée et le nombre des interventions servaient de bon indicateur pour transposer à l’intérieur ce qui se déroule à l’extérieur. Il avait ouvert son écran pour déposer sa plainte (il avait le nez qui coulait et la gorge qui piquait, il était agacé par tout un tas de petites contrariétés,…) et il avait imaginé un nouveau cadre pour penser l’existence. Il voyait de nouvelles perspectives se dessiner.
Il avait décidé (le mot était trop fort, cela restait à l’état de projection) de « construire » un livre. En posant cette idée sur l’écran, il avait souri. L’image qui lui était venue à l’esprit était celle qu’il avait composée sur la terrasse la veille. Lui, s’escrimant avec des petits bâtons, de la ficelle et du fil de fer pour « réaliser » un radeau minuscule. Il avait bataillé longtemps, ça résistait et partait dans tous les sens, il avait dû abuser de ficelle et de noeuds pour arriver à un résultat ridicule mais qui avait contenté l’enfant. C’est surtout le fait qu’il ait écrit son nom en lettres majuscules rouges qui lui avait plu. Ils avaient ensuite dévalé la colline pour le faire naviguer dans le ru. Le courant était insuffisant et la frêle embarcation se coinçait en permanence dans les feuilles, la boue ou les cailloux affleurants. Il avait passé son temps à le pousser avec une perche (un bâton de marche recyclé pour l’occasion). Ils s’étaient quand même bien amusés. En remontant, il était tombé, il avait glissé et s’était retrouvé étalé. Son pantalon propre était crotté sur les fesses, une boue bien grasse et humide. Le matin même, il avait parcouru dans l’autre sens le même sentier en courant, le sol était encore gelé quand il était passé. En repensant maintenant à ce radeau (le mat était resté dans la main de l’enfant sur le chemin) il comprenait la leçon, l’entreprise dans laquelle il comptait s’engager était vouée à l’échec. Il n’avait pas l’envergure pour tenter l’aventure. Il y voyait aussi une traduction des mésaventures qu’il faisait subir à ses personnages. Le bonhomme perdu sur son île avec son radeau bricolé, c’était encore lui. Il n’arriverait pas à s’échapper.
10.
Le temps était maussade, comme dans la chanson, celle qu’il avait encore répétée avant de se coucher. Il avait ressorti tout un tas de livres qu’il avait posés sur le lit. Ils représentaient les fondamentaux, ceux qui servaient de socle à sa pensée. Un des titres résumait bien la situation, l’entretien infini, ce mouvement qui traversait le temps en suspension, s’éloignant et se rapprochant indéfiniment du même point dans l’espace. Il avait été, à peine sorti de l’adolescence, fasciné par les dessins du graveur néerlandais qui se jouait des perspectives, qui dessinait des constructions impossibles.
Il avait en tête de rédiger une lettre.
11.
Il n’avait pas envoyé la lettre. Elle demandait encore du travail. Il n’était pas mécontent du contenu, de ce qui était venu, d’un trait, comme on dessine une figure sans lever la main, mais il fallait maintenant qu’il examine l’impact qu’elle pourrait avoir sur son lecteur. Car l’enjeu n’était pas de satisfaire à son plaisir d’écriture, de se réjouir des tournures réussies mais bien d’accompagner la réflexion du destinataire.
Il s’était réveillé plusieurs fois pour y réfléchir, sans succès. Ce travail ne pouvait être effectué allongé dans l’obscurité. De fil en aiguille, la pensée vagabonde, il avait repensé au film qu’ils avaient visionné la veille (et l’avant veille, elle avait voulu le re-regarder ). L’histoire était (assez) palpitante, bien équilibrée, les dessins très réussis, et, c’est ce qu’il avait réalisé dans son demi sommeil, les valeurs portées par les personnages réjouissantes. Le personnage principal était une fille (une fée en l’occurrence) entêtée, décidée, courageuse, sa spécialité était le bricolage. Elle dessinait des machines fonctionnelles, à énergie renouvelable, que les entreprises plébiscitaient. Elle avait un fort tempérament et ne baissait pas les bras devant l’adversité. Son adjuvant, un garçon très mignon était lui, doux, patient, serviable. Il essayait de l’aider dans ses projets. Il lui préparait à manger, passait le balai, l’encourageait et la valorisait. Il était sensible et tourmenté.
12.
Il avait envoyé la lettre.
13.
Il avait passé une très très mauvaise nuit. Agitée. Il s’était réveillé, contrarié par cette lettre. Les mots posés ont un impact, ils laissent des traces. Il le savait mais ne pouvait s’empêcher de communiquer par ce moyen. Ce qu’il visait c’était l’expression de sa pensée, qu’il puisse avoir le temps de la dérouler, la laisser venir, l’examiner. Le travail d’écriture permettait de s’en approcher. C’était le bon côté. Il y avait des effets secondaires, la parole s’efface au fur et à mesure qu’elle avance dans les têtes, les écrits reviennent sans cesse. Il n’avait pas pris assez de temps pour peser chaque mot, s’assurer que la formulation correspondait bien à son intention et pas à un mouvement désordonné. L’écrit est sujet à interprétations, il est équivoque. S’il vise trop mou, la cible est à peine effleurée, s’il tape trop fort, la cible est accablée. L’état d’esprit du destinataire (quel drôle de mot, comme si la lettre pouvait orienter, sceller le destin de celui qui la reçoit) est déterminant pour en mesurer l’impact. La position de défense est la première à surgir, rejeter les mots qui dérangent, qui sont perçus comme une agression. Les mots ne disent pas tout, ils sont injustes, par principe, sélectifs, partiaux, imprécis. Ils demandent que le lecteur les accueille, les travaille à son tour.
Bref. Il ne savait pas s’il avait eu tort ou raison. Un peu des deux sans doute. Suivant le point de vue adopté, il penchait d’un côté ou de l’autre. C’est ce tangage qui l’avait réveillé plusieurs fois pendant la nuit et collé ce fichu mal de tête qui lui tapait entre les deux oreilles depuis l’aurore.
14.
Pour la première fois, il avait modifié un des textes qui précédaient. Il avait toujours considéré que c’était impossible (un impossible tout relatif puisqu’il ne reposait sur aucun interdit, mais il lui avait semblé, jusqu’à présent, que le protocole « écrire chaque jour » l’exigeait, une clause secondaire en quelque sorte, une conséquence dont il n’avait pas examiné les traits. Il n’avait toutefois pas modifié le cours du temps (qui, dans la société dans laquelle il vivait s’écoulait de gauche à droite et de haut en bas. (En décrivant ainsi le mouvement (incontestable), il sourit, c’étaient les directions qu’ils empruntaient, il se demandait alors si sa pratique de l’écriture inversée qu’il avait expérimentée pendant son adolescence ne serait pas un moyen de contrecarrer ce phénomène. Il doutait toutefois qu’il puisse, à lui tout seul, inverser le sens du monde. C’est d’ailleurs le problème qu’il rencontrait dans d’autres sphères (l’espace, sans doute jaloux d’avoir vu le temps prendre le devant de la scène, venait se mêler de l’affaire, directions, sphères, lignes, failles, il n’était jamais loin quand l’homme prétendait éclairer le chemin avec ses fragiles petites lumières.)
Il s’était égaré. Il avait ouvert son écran avec une intention. Il avait quelque chose à écrire. Il préférait gambader insouciant, mais les activités dans lesquelles il était engagé lui imposaient parfois de minuscules obligations. Elles n’avait aucun caractère impératif mais s’y soustraire l’aurait entraîné inévitablement dans la procrastination, qui, aujourd’hui, n’aurait pas trouvé de barrière et aurait pu s’épanouir.
La question était d’importance. Il se frottait les mains à l’idée de la mettre en mots. Elle trottait dans l’air et il l’avait attrapée. L’homme allait perdre sa dernière illusion, celle qui lui donnait une place centrale dans l’ordre du monde. Il aurait dû se méfier depuis le début, c’est le désordre qui règne. Sa première descente fut quand le soleil refusa de tourner autour de la planète sur laquelle il sévissait. Quelle surprise. Une autre l’attendait, pire encore pour son ego démesuré, il n’était qu’un animal, à peu près comme les autres, mais comment donc, quelle sale affaire. Un autre choc l’attendait au tournant de l’avant dernier siècle, il s’était cru pensant, il n’était que le jouet de forces qui le dépassaient, le manipulaient, l’orientaient. Il pensait, inconscient et prétentieux, qu’il en avait fini avec les mauvaises nouvelles. Que nenni. Le siècle naissant lui annonçait le dénouement de l’histoire. Il se croyait homme, il n’était qu’une construction au service d’intérêts. Il n’existait pas. Tout ce en quoi il avait cru s’était effondré avec le temps. C’était le bon moment pour se réveiller, avant que le cauchemar ne finisse par engloutir son espèce, ce mariole farfelu et violent.
15.
Il avait reçu une réponse à sa lettre. Il l’avait survolée pour en saisir la teneur, en respirer l’odeur. Elle sentait bon, la sincérité. Il la décortiquerait plus tard.
Il avait été courir dans la montagne, sur les crêtes. Quand il s’était rendu en voiture au col, il avait vu un type qui faisait du stop dès la sortie de la petite ville. Il s’était arrêté et lui avait proposé de l’accompagner. Ils allaient exactement au même endroit, au point de départ des sentiers, juste avant le tunnel. Le type portait un gros sac à dos. Il l’avait mis sur ses genoux. Devant l’inconfort évident que ça représentait, il lui avait ouvert le coffre. Ensuite il l’avait questionné sur la raison de ce déplacement avec ce matériel. Il montait faire du parapente, tout était dans le sac, la voile, les sangles, le siège ( il avait dit un autre mot qu’il n’avait pas retenu), le système de navigation, sans doute d’autres choses, le type avait égrainé le contenu comme on vérifie une liste. Il lui avait ensuite demandé comment on devient parapentiste. Il aimait bien connaître l’origine, ce point marquant sur la ligne de vie. Il avait voulu l’être avant même que l’objet existe. C’était une découverte faite avec son père, quand il était enfant, ils avaient vu des deltaplanes sur le lac Léman. Aujourd’hui il maîtrisait l’engin, il pratiquait l’activité depuis vingt-six ans. Il avait détaillé les différentes possibilités d’utiliser la voile, les risques, rapporté des anecdotes. Il aurait bien voulu les retranscrire mais il avait les yeux qui se fermaient, il était fatigué. Il espérait qu’il s’en souviendrait encore demain. Il en doutait. C’était ainsi. Il aurait fallu qu’il reste collé à l’écran toute la journée pour retenir tous les détails, les impressions, les sensations, les mots échangés. Il s’amusait de l’absurdité de l’affaire, il l’avait déjà soulignée. Plus il passait de temps à écrire moins il avait de choses à rapporter. S’ajoutait à cette observation, une deuxième remarque, plus il avait d’activités, plus il avait de choses à raconter, moins il avait de temps pour le faire.
Le soir, il s’était rendu à un nouvel atelier d’écriture, une séance programmée pendant la semaine des droits des femmes. Il était question d’y interroger son rapport au féminisme. Ils étaient sept à participer, cinq femmes, il en connaissait une, ils avaient marché un dimanche ensemble, elle ne l’avait pas reconnu, elle avait dû penser « je l’ai déjà vu quelque part, mais je ne sais plus où ». L’animatrice, une femme charmante, les avait conviés à se mettre en cercle, d’échanger, en suivant ses consignes, des gestes, des mots, tout un tas de petites activités auxquelles ils s’étaient prêtés de bon coeur, à part une grande gigue en survêtement. Elle était arrivée en retard, rougissait, ricanait et faisait des petits signes avec les doigts quand il fallait faire de grands gestes avec les bras. L’animatrice avait écrit leurs mots et expressions sur des feuilles et leur avait demandé de retourner s’assoir. Il leur fallait maintenant, à partir de ces mots et expressions, écrire un premier texte. Pour aider au démarrage, elle avait lu un long poème, choisi dans un petit livre ocre jaune (il s’était demandé si le livre était publié ou auto édité, il penchait pour la deuxième option) qui s’intitulait Dehors Dehors. Il avait ouvert son écran. Il était le seul à taper son texte, les autres grattaient du papier. Sa voisine, la grande fille, ongles rongés et nombreux percings (son oreille gauche, celle qui lui faisait face quand il tournait la tête à droite, en arborait au moins sept ou huit, peut-être plus, il n’avait pas compté, c’eut pu être mal interprété un regard insistant sur cette partie de son anatomie), avait un joli carnet noir, les autres étaient venues les mains vides, sa voisine de droite n’avait même pas de stylo. Il s’était mis à la tâche, confiant, écrire était devenu pour lui aussi simple que respirer.
Debouts, encore seuls, dans la salle,
face à face,
les corps tendus,
les mains au bout des bras,
Attente, les bras se lèvent, les jambes se plient, ça chauffe le corps, ça dénoue, ça délie
les joues rosissent, les yeux pétillent,
Vivre, penser et agir, c’est ça, dire par le corps, les mots,
Exprimer, c’est l’enjeu, par le geste, montrer la lutte,
Partager le geste ? Est-ce commencer la lutte ?
Traduire l’égalité, l’accueil, montrer, encore, mieux, ouvrir les bras plus grands,
Tendre la main, dire « c’est maintenant », se rapprocher, ça y est nous sommes ensemble, il y a un nous,
Il dessine un cercle. Le point de départ. L’affaire est engagée. « Viens avec moi, je suis là pour toi » dit le cercle.
Un signal sonore avait matérialisé la fin de l’exercice. L’animatrice les avait invités à lire leur texte. Il avait commencé. L’animatrice avait alors proposé qu’un des participant le relise. Sa voisine avait tendu la main. Il avait poussé son ordinateur portable vers elle. Elle avait lu avec une intensité qui l’avait transporté. Cette fille avait quelque chose. Les autres s’étaient prêtés au même jeu. Pour encourager une écoute active, l’animatrice leur avait demandé de noter une phrase, un mot, une expression pendant chaque lecture.
Chacun.e les avait ensuite recopiés sur des petits papiers découpés et transmis à leur émetteur. Elle leur avait alors demandé de s’appuyer sur ces fragments pour écrire un nouveau texte, une poésie, un début d’histoire, un manifeste, il fallait que le féminisme soit en toile de fond ou sur le devant de la scène.
Il s’était mis au travail.
Il était là, perplexe, devant son écran. Il relisait les trois petites bandes de papier découpées à la main que les autres lui avaient données : « partager le geste ? Est-commencer la lutte ? » « l’affaire est engagée » « viens avec moi, je suis là pour toi, dit le cercle ».
Il fallait développer, non pas tant pour répondre à la proposition de l’animatrice que pour travailler le problème. Il allait commencer par laisser de côté le cercle, il avait peur de tourner en rond.
« Partager le geste ? Est-ce commencer la lutte ? » Il répétait mentalement les deux questions. Il sentait qu’elles portaient une partie de la réponse au problème qui les animait ce soir, dans cette salle de réunion. Les slogans ne suffisaient pas. Il fallait creuser, déplier le problème avant de lancer des mots à la volée, lever le bras ou tendre la main. Le système patriarcal était profondément enraciné dans les esprits et les corps. Il fallait démonter les mécanismes, déconstruire les représentations, reconsidérer presque tous les paramètres. Il jetait des petits coups d’œil sur l’horloge, il n’aurait pas le temps d’aller plus loin. Il décida de passer au deuxième message « l’affaire est engagée ». Oui, elle l’était, des mouvements s’organisaient, les luttes avaient fait reculer la domination masculine, mais elles devaient se poursuivre, s’amplifier, la situation restait désastreuse. Il avait encore lu les chiffres de la violence faite aux femmes ce matin. Dès qu’il y pensait, il était bouleversé…
Il n’arrivait plus à avancer, les mots s’effondraient devant lui. Il aurait fallu se lever, tous ensemble, et crier, protester, refuser cet état du monde. Il fallait rejoindre le cercle, celui qui disait « viens avec moi, je suis là pour toi ».
Il avait lu en troisième position. Il avait senti vibrer sa voisine. Le silence était palpable, porté par une émotion qu’il était incapable de définir. Il avait adoré ensuite le texte qu’elle avait pondu. Elle bricolait les mots, les idées avec un talent éblouissant. Il lui jetait des petits coups d’œil en coin. Elle l’avait impressionné.
16.
Il avait passé une très mauvaise nuit. Il s’était réveillé et n’avait même pas tenté de se rendormir. Il avait allumé sa lampe de chevet, la petite en bois, avec l’abat-jour blanc (il l’avait posée sur un petit tiroir qui lui servait de bibliothèque de poche pour la surélever). Les stimulations avaient trop nombreuses, trop intenses, ça débordait. Il n’avait pas réussi à atteindre le vide pour écrire comme il l’entendait. Tout son espace mental était occupé par les multiples activités, rencontres, échanges, qu’il avait eus. Il avait besoin de plus d’heures pour consigner, trier, organiser, traiter toutes les informations enregistrées ces derniers jours. Il avait eu la tentation de s’y mettre mais la fatigue l’avait découragé. Il était resté, prostré, accaparé par les images qu’il faisait défiler sur son petit écran, ces skieurs de l’extrême qui s’élançaient dans des barres rocheuses et déclenchaient des avalanches qui menaçaient de les engloutir, ces guitaristes et pianistes plus ou moins dégourdis qui prodiguaient des conseils,… ces réels disaient, sans doute, quelque chose de lui, l’algorithme ne se trompait pas. Il n’y avait jamais d’écrivains ni d’écriture. Ça ne passait pas bien à l’image cette affaire intérieure.
17.
Il lisait un gros roman depuis quelques jours, un pavé qui s’occupait de peinture, qui parcourait à travers les yeux d’un enfant, les trois musées de la capitale, ceux qu’il avait arpentés des dizaines de fois, croyant avoir tout vu. L’auteur, un historien d’art, l’éclairait, par un effet de dédoublement, comme le grand père le faisait avec sa petite fille en lui montrant une sélection d’œuvres. C’était une des réussites du roman, cette initiation n’était pas destinée à l’enfant mais au lecteur. Il faisait appel à sa part d’enfance, d’innocence, à l’espace encore vierge pour y planter de nouvelles graines d’espérance. En traversant l’histoire de la peinture, c’était aussi un très joli manuel d’apprentissage, l’envie de peindre le tirailla à nouveau. Il la croyait perdue, et quand, il la cherchait ses dernières années, il ne la trouvait pas, il avait essayé de rouvrir des portes, de réchauffer de vieilles recettes, il restait froid, insensible, l’élan était brisé. Il aurait pu faire, refaire, comme un robot, en suivant un protocole, des images, il renonçait. Il avait toujours senti que la vibration devait venir sans raison, sans intention, qu’il devait simplement être à l’écoute du désir, le saisir et lui donner une forme. Il ressentait à nouveau cette envie, elle était là, nichée dans un circuit invisible entre son cerveau, son coeur et son ventre, un ronronnement, la machine s’était toute seule remise en marche. Il voyait à nouveau des tableaux et le chemin à emprunter pour les réaliser. C’était une sensation très agréable, des petits formats, carrés ou presque, il lui semblait qu’un léger déséquilibre s’imposait, il y représenterait des choses très simples, une pomme, un pot, des feuilles, un bout de table ou de chaise, un mur, la lumière, il s’attacherait aux textures, sans affectation, sans rechercher la perfection, la sensation comme une abstraction.
La journée, calme, silencieuse, l’avait reposé. Il avait repris un rythme conforme à son tempérament. Ça faisait longtemps qu’il ne se l’était pas autorisé. Il avait lu des heures sur le canapé sans se laisser distraire. Il était immergé dans l’histoire, se laissant aller à ses émotions. Il avait ensuite fait des choses simples qui ne demandent rien d’autre que du temps, mettre de l’essence, acheter des granulés, ranger le garage, extraire le siège enfant de la voiture, passer l’aspirateur sur et sous les sièges, nettoyer les plastiques avec une éponge humide, essuyer avec un chiffon doux, dégager la rigole d’évacuation sous la porte du garage, préparer ses affaires de randonnée, regarder la fin du documentaire commencé la veille, sur une chanteuse américaine très célèbre.
18.
Il avait marché toute la journée. Il avait toujours le même plaisir à monter et descendre dans la neige, les rochers, l’herbe sèche ou la boue, traverser les forêts, les grandes étendues désertes, les pierriers et les prés. Tout lui plaisait, les sommets et les crêtes.
19.
La nuit avait été très agitée, sans raison apparente. Une turbulence, une giboulée de mars en quelque sorte, des réveils à répétition, sans tracas ni question à traiter, des bouts de vide blanc accrochés dans le noir. Il avait cherché dans l’obscurité des points d’appuis, un tâtonnement stérile, il n’avait rien saisi et s’était probablement rendormi. La mémoire fixait mal ces états intermédiaires.
Il avait passé la matinée à son bureau, s’attelant à rédiger le compte-rendu de la randonnée de la veille, un exercice qui devenait de plus en plus difficile chaque semaine, ce qu’il gagnait en aisance, il le perdait en spontanéité. Il fallait se renouveler chaque fois, trouver, pour une activité qui se répétait à peu près à l’identique, un nouvel angle, une approche originale, au moins un trait qui toucherait le lecteur. Sa technique était efficace, il la maîtrisait à peu près, mais il tenait à garder cette légèreté, synonyme de sincérité en puisant dans ses ressources la matière du texte. Il avait souffert mais n’était pas mécontent du résultat, il pouvait garder certains passages et les accrocher à son fil :
Sur le chemin une source et, en contrebas, une cabane qui abrite un ancien alambic, machine à remonter le temps, témoin silencieux des champs de lavande disparus, de l’agriculture et de l’élevage, des hameaux d’antan.
Le pied s’enfonce jusqu’au mollet, les premiers sont à la peine, les suivants aussi, la neige est lourde et la trace à inventer.
Ils serpentent sur l’éperon, ressentant la vibration du rocher au fur et à mesure de leur avancée. Ils s’arrêtent devant le vide, découvrant l’érosion fantastique, démesurée.
C’est une conversation de la plus haute importance, essentielle et probablement une des plus archaïques, se souvenir des chemins, des sources, des accès, des dangers, les partager et les transmettre. C’est la poursuite, depuis la nuit des temps, de l’exploration du territoire, de sa mise en mémoire, agrandir, préciser sa cartographie mentale, s’attacher aux détails pour se repérer, aujourd’hui et les fois prochaines, le petit panneau, la marque rouge, le cairn,...
Le soleil donne la direction, l’heure, indique même le sens du vent, ce dimanche, le voile nuageux traversait l’astre solaire vers le sud.
Il n’écrivait plus pour rien. Les mots s’étaient évadés, ils gambadaient dehors, ils suivaient leur maître. Ils étaient sortis à l’air libre, on les retrouvait dans le journal local, sur les sites des associations dont il était adhérent, dans la petite revue bimensuelle éditée par la librairie. Il y avait aussi les lettres, ces longs textes qu’il envoyait à ses proches ou ses amis pour développer ou préciser un point, interroger une situation. Sans oublier les exercices proposés pendant les ateliers d’écriture. Il s’était bien éloigné des histoires mal ficelées et des considérations farfelues qui l’avaient occupé pendant toutes ces années. Il y voyait un effet miroir à son nouveau rapport au monde et aux autres, une continuité et une rupture.
20.
Il était allé courir sur le plateau. Il était seul au monde, il avait failli commettre une erreur. Il restait des plaques de neige, il avait gardé ses crampons et évité les cailloux quand elle manquait. Il gambadait au hasard, foulant les herbes froissées par l’hiver, s’assurant de trouver des appuis stables. Il avançait à vue, contournant les barres rocheuses quand elles obstruaient sa trajectoire. Vers la fin, pour rejoindre son point de départ sans effectuer un grand détour et un passage par la route, il avait choisi de remonter pour couper à travers le plateau. Il avait dû franchir un névé. Il s’en méfiait, il surplombait un scialet. Il avançait lentement, testant chaque pas avant d’engager le suivant. Au milieu de ce qui constituait une petite corniche, sa jambe droite s’était enfoncée jusqu’au genou. Il avait pris appui sur ses bâtons pour continuer. Le pas suivant s’était révélé inquiétant, le bâton qu’il tenait dans la main gauche avait plongé sur presque toute sa longueur dans la neige, le déséquilibrant. Il s’était immobilisé et avait cherché un passage moins périlleux. Il était remonté pour prendre appui sur des rochers affleurant et poursuivre sa traversée.
21.
Il poursuivait sa réflexion sur la danse. La préparation d’une intervention pendant la fête de la musique lui occupait l’esprit. Il pratiquait (il venait de le réaliser) l’expérience de pensée qui projetait par anticipation sa réalisation. Il ne s’intéressait pas aux détails techniques ni à la chorégraphie proprement dite, non, ce qu’il explorait ainsi, c’était le sens, la forme, la raison d’être de ce projet, plus exactement la mise en cohérence de l’intention et de la réalisation. Il lui semblait (il en était certain) que sa motivation première n’était pas de danser dans la rue mais de pratiquer un geste artistique (que derrière l’apparence, l’intention soit claire), une performance.
Il avait noté les mots suivants sur son carnet noir : « ça aurait une certaine allure, cette mobilisation puis cette dispersion… arriver de nulle part, définir notre cercle, poser nos baguettes, marcher, danser, énoncer notre message, récupérer nos baguettes et filer… pour recommencer ailleurs… »
22.
Il avait passé la journée dans ses fichiers. Il n’en était sorti que pour rendre un livre à la médiathèque et faire ses courses au marché. Il avait acheté un gros fromage chez l’italien. Il l’avait goûté en rentrant et ne l’avait pas trouvé bon. Il se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire de ce truc qui sentait très fort de surcroît. Il l’avait enveloppé dans un sac et poussé dans le fond du frigidaire. Il remodelait des textes, choisissait des fragments et tentait de les faire tenir ensemble, l’image de la tour de cubes était assez évocatrice du procédé. Il empilait les bouts, les déplaçait, les réduisait, en enlevait pour maintenir l’édifice en équilibre. Il n’était pas très satisfait du résultat. Ça ne ressemblait à rien (pas à rien d’autre, ce qui aurait pu le réjouir, mais à rien du tout). Il restait circonspect.
Il allait accueillir le groupe de parole prochainement chez lui et animer la soirée. Il devait préciser les contours de sa pensée avant de les recevoir. Le thème choisi était complexe et il redoutait les débordements. La religion. Il avait décidé, c’était une des règles qu’ils avaient fixées (mais les règles sont faites pour être transgressées), qu’il ne devaient parler qu’en leur nom, de leur point de vue, le particulier qui témoigne de son expérience dans l’existence. Les question pouvaient se formuler ainsi : Quel rapport entretenez-vous avec la religion ? Quelle place a la religion dans votre vie ? Cette situation a-t-elle évolué au cours du temps ? Faites-vous des différences entre les religions ? A quoi servent les religions ?
Il allait essayer de répondre pour voir si ça tenait la route, cette approche…
Il avait envie de commencer par une anecdote. Quand il voyageait en Israël, le religion l’avait rattrapé plusieurs fois. A Jérusalem d’abord, il avait visité les sites sacrés pour les trois religions monothéistes. Le mur des lamentations (vestige du Second temple), l’esplanade des mosquées (sur le mont du temple, troisième lieu saint de l’Islam) et l’église du Saint Sépulcre (le tombeau de Jesus). Il avait été troublé par les juifs devant le mur, chantant, dansant, priant, discutant… il avait été impressionné par les mosquées et l’esplanade, la beauté du site, l’aménagement, la circulation paisible des musulmans d’un édifice à l’autre, il avait été bouleversé par les pèlerins chrétiens, allongés sur la pierre tombale, priant bruyamment, pleurant. Il n’avait pas été touché par la grotte à Bethléem, trop de monde, d’agitation. Et tous ces hommes dans la rue, sur les places, il n’était pas à l’aise, Bethléem est une ville palestinienne.
Quand il passait les check points il devait décliner son identité et, immanquablement sa religion. Il avait d’abord répondu athée avant de devoir préciser, chrétien. Il était athée chrétien. Cette identité l’avait troublée. Il venait d’une croyance, il n’était pas neutre. Il venait de quelque part, il avait une histoire. Dans cette histoire la religion avait une place importante, elle avait même dû avoir toute la place à une période.
Il y avait repensé plusieurs fois. Il y avait une grande différence entre la croyance et la religion. La religion avait modelé les esprits, le paysage, l’organisation sociale, la configuration des villes et des villages, rythmé par ses rituels toute la vie de ses ancêtres. Ce n’était pas une mince affaire, c’était un fond de sa personne est le fondement de la civilisation dans laquelle il avait grandi. Les traces étaient partout.
Il avait changé le temps d’un de ses textes, ceux qui rassemblaient des dizaines de fragments, et qu’il avait appelés, par défaut, « séquence ». Cette simple modification, passer du plus que parfait au présent transformait en profondeur la nature de ses écrits. C’était très troublant. Le présent donnait à l’ensemble une impression d’irréalité, comme si une entité fantomatique décrivait les scènes dans un nuage qui aurait dissous le temps, les descriptions étaient chirurgicales mais dénuées de toute existence. Le présent permanent posait un voile sur la vie qui se figeait instant après instant. Le passé utilisé précédemment donnait, en revanche, au récit une profondeur, de la chair, on sentait que ça avait été vécu. C’était perturbant, tout flottait, en suspension.
23.
Cette histoire de changement de temps continuait à le préoccuper (une préoccupation à bas bruit, certes). L’usage du plus que parfait, qu’il avait jugé insolite, s’était imposé sans qu’il réfléchisse à la raison de ce choix. Il l’avait trouvé cohérent avec sa manière de raconter, il trouvait que la répétition des auxiliaires à l’imparfait était gênante mais il ne voyait pas comment l’éviter. Ce n’est qu’en procédant, comme il l’avait fait la veille, à son remplacement systématique par le présent, qu’il avait pris conscience qu’il y avait là un point crucial à dénouer. Il n’avait pas le choix, il devait remettre ce temps composé, le plus-que-parfait indiquant la situation à un moment du passé, concernant des faits antérieurs au moment de la narration, comme l’indiquait, sans ambiguïté le moteur de recherche qu’il venait de consulter. S’il voulait restituer ses pensées et ses gestes (ce qui, en résumé remplissaient ses pages) il ne pouvait s’y prendre autrement. Même quand il découvrait, comme à l’instant, ce qu’il allait écrire, l’intention précédait l’apparition des mots sur l’écran. Il ne pouvait écrire qu’au passé.
L’atelier d’écriture lui apportait des réponses à des questions qu’il ne se posait pas et n’en apportait pas à celles qu’il se posait.
24.
Il avait passé la journée devant son écran, alternant, à une petite échelle, euphorie et dysphorie. Il s’était obstiné à faire entrer ses milliers de fragments dans un petit format. Dès qu’il avait l’impression d’atteindre un semblant d’équilibre, le mobile lui échappait et s’écroulait. Il avait recommencé sans se lasser, toujours déçu quand il se reculait pour évaluer sa construction, c’était toujours bancal. Il lui paraissait ce matin que l’entreprise était vaine. Ce qui faisait le charme de ses écrits (pour quelqu’un qui y serait sensible) c’était cette promenade dans l’existence qu’il proposait, sans intention ni enjeu. Dès qu’il avait voulu en faire quelque chose d’autre, il avait perdu le fil, s’était retrouvé avec de la matière insensible, des mots vidés de substance. L’imperceptible frémissement s’étiolait.
25.
La chorale, l’exigence qu’on attendait de lui, l’épuisait, littéralement. Il s’était écroulé et endormi à son retour. L’après-midi avait disparu dans les brumes de Carthage. Il avait encore trituré son texte pour le faire entrer dans un petit format. C’était peine perdue, un étron boursoufflé, c’est l’image qui lui venait à l’esprit ce matin quand il y pensait.
26.
Il s’était levé très tôt pour randonner. La douleur à droite en bas du dos ne l’avait pas dérangé pendant son sommeil, elle s’était réveillée en même temps que lui. Il l’avait ignorée, s’était affairé à préparer son pique-nique : faire chauffer la soupe, bouillir de l’eau, découper le pain et le fromage, choisir une pomme et une banane, prendre la tablette de chocolat à partager, remplir le sachet de fruits secs,… il avait, comme chaque dimanche, posé le tout sur la table de la cuisine, à côté des lunettes de soleil, des gants, du bonnet, des clés, du couteau, de la trousse de secours, de la crème solaire, tout son petit nécessaire. Il avait organisé le sac à dos, le orange, en ajoutant, au fond, le carré matelassé pour s’assoir confortablement, le coupe-vent imperméable. Il avait ajusté la poche à eau en s’assurant que l’embout soit dégagé (il ne voulait pas revivre la mésaventure du sac trempé). Il était ensuite descendu pour se doucher. Dans l’escalier, la douleur s’était intensifiée, lui signalant sournoisement qu’il serait judicieux de reconsidérer son projet. Il l’avait tenté de l’écarter mais elle était revenue à la charge. Il l’avait écoutée. Il était remonté et avait tout rangé. Il pique-niquerait dans le jardin.
27.
Il avait passé son dimanche sur le canapé, la tête dans ses fichiers. Il avait repris l’histoire du type de la croisière. Il était content, il avait retrouvé le passage dans lequel il avait imaginé une suite (le début d’une suite). Il puis elle, ou elle et lui, c’était toujours le même schéma, il l’avait déjà écrit quelque part. Il avait répondu à son ami, celui qui vit dans le sud.
Il négligeait ce document, cette écriture sans fin était recouverte par d’autres textes. Depuis trois jours, il ne quittait pas son bureau. Le fait d’avoir mis en forme une partie de ses fragments pour les rendre présentables l’avait conduit à une prise de conscience qu’il avait fébrilement notée sur un petit rectangle jaune. Il y avait toujours trois entités dans un texte, un personnage, le lecteur et l’auteur, un triangle dont les trois sommets communiquaient.
28.
Le noir du merle se détachait sur le vert de l’herbe.
Il avait écrit toute la journée. Une note sur l’opéra qu’il avait envoyée au chef de choeur. Une lettre à son amie danseuse, elle était absente au cours. Il avait remis en forme son texte, l’avait bichonné, avait ajouté un préambule, un prologue et deux dessins. C’était distrayant de peaufiner, cette vérification l’occupait. C’était léger en comparaison de l’écriture proprement dite. Il avait rédigé une fiche de lecture pour le petit journal du club lecture de la librairie. Il s’était trouvé assez inspiré « Un joli livre, grave et léger, une version post moderne du petit prince, la même poésie, le goût des autres, l’émerveillement devant la nature, le plaisir d’égrainer les mots pour ne pas les oublier avant que les plantes et les animaux qui les portent ne disparaissent. C’est quoi la vie ? C’est par où ? Avec qui ? C’est comment l’amour ? Le petite princesse traverse l’étang sur sa planche et on la suit dans la roselière à la recherche des réponses. »
Il avait revu le merle, sous le peuplier.
29.
Il s’était réveillé dans la nuit. Il avait passé une heure à lire les nouvelles sur son écran, la guerre, un fabriquant de pneumatiques qui dissimule les faiblesses de ses produits, des viols, des arnaques aux placements, un attentat, un proviseur menacé, l’effondrement d’un pont provoqué par un cargo, le tourbillon des tragédies quotidiennes. Il s’était rendormi. (Il se demandait comment l’homme pouvait encaisser sans broncher, il se rappela que c’était un animal, le sujet épineux qu’il fallait éviter). Quand il ouvrit le premier volet, il pesta, il pleuvait. Son cerveau, mieux informé par les capteurs que lui, le démentit « regarde mieux, cette pluie tombe en silence, les gouttes sont grosses et blanches ». Il changea d’humeur instantanément « chouette, il neige ».
A chaque fois qu’il trafiquait des bouts de textes pour les proposer à la lecture, il éprouvait les mêmes sentiments, d’abord une légère excitation, un peu comme celle de l’enfant qui fait le poirier dans la piscine et qui attend, une fois qu’il s’est remis sur ses deux jambes et sorti la tête de l’eau, qu’on s’émerveille de son exploit. Evidemment, les réactions, dans les deux cas, n’étaient pas à la hauteur de l’attente et s’en suivait une petite dépression, une déception. C’était, il le savait, inévitable, ses proches l’encourageaient, les autres s’en fichaient, ils avaient, et il le comprenait très bien, autre chose à faire que de s’enthousiasmer sur ses pirouettes. Il y avait un décalage inévitable. Et quand bien même, compte tenu de l’incongruité de ses écrits, s’il avait reçu un compliment d’un.e inconnu.e, il l’aurait trouvé suspect et se serait méfié, il y avait toujours un prix à payer. L’activité, telle qu’il la pratiquait, était désintéressée. Il ne regrettait pas d’avoir produit un effort pour modeler un truc présentable (selon ses propres critères), cela faisait partie, pour lui, du lent processus de maturation. Il apprenait. Le seul écueil à ces gesticulations eut été le désir d’abandonner. Il savait, d’expérience, que c’était indépendant, que le plaisir qu’il avait à écrire était décorréler de la récompense que pourraient constituer des retours favorables. C’était ça la danger, qu’on lui prête des vertus et que, sans preuve (il n’y en avait jamais) il s’en satisfasse, que son orgueil se gonfle et étouffe la flamme de sa douce folie, celle qui allumait ses mots.
30.
Il avait un sommeil paradoxal. Il s’endormait tôt sans état d’âme, se réveillait sans raison dans la nuit, lisait le journal une heure, les turpitudes sur toute la planète, et replongeait jusqu’au jour. Un rythme qui l’étonnait mais ne le perturbait pas plus que ça. Dans la deuxième phase, il avait fait un rêve fantastique, des chevaux blancs dans la tempête sous un ciel tourmenté, des images d’une beauté saisissante.
C’est en cherchant un mot qu’il venait de comprendre d’où venait ce rêve. Il avait d’abord cherché une explication psychanalytique à ce délire. Il avait dit à sa compagne quand il avait essayé de le restituer pendant le petit déjeuner qu’il y avait quelque chose qu’il n’arrivait pas à retrouver, la raison pour laquelle les chevaux étaient dans l’océan, ils se battaient avec ….. impossible de remettre le doigt dessus.
Comme souvent, la raison est décevante, et rassurante, c’est la bande dessinée qu’il avait lue l’après-midi qui s’était imprimée dans son subconscient (mot qui était venu et qui avait l’air de correspondre assez bien à l’idée) une histoire d’indiens, les dessins l’avaient impressionné, au sens propre aussi manifestement.
Tenter de donner une forme à ses textes l’avait épuisé. L’organisation arrêtée excluait tous les autres agencements possibles. Une clôture. Ce texte remuant était dorénavant figé.
Il avait beaucoup réfléchi (passé du temps à tourner autour des questions qui émergeaient). Il faisait un travail de documentaliste, d’ethnologue,… il s’attachait, comme eux, à décrire le réel, le restituer au plus près. Ses observations s’effectuaient sur le terrain, il était son cobaye et son laboratoire. Son outil était le langage. C’est la précision des mots, ou l’image qu’ils provoquaient qui permettaient de rendre compte. Il avait noté un point qui n’avait, à sa connaissance, pas été étudié, l’usage des pronoms et des temps.
Il avait un double projet à poursuivre. Agencer une première suite à son « début », terminer la nouvelle « Nouvelle ».
A la différence de ses camarades de l’atelier, il ne cherchait pas à écrire de fiction, ni même de récit, non, il cherchait à saisir le réel, pas son image fantasmée ou déformée, non, le réel dans sa nudité. Les mots, la syntaxe étaient ses seuls outils pour tenter d’y parvenir. Il parlait de la réalité humaine, ce corps flottant, pas les lois de la science même celles qui s’attachaient à décrire ou interpréter cette réalité. Non, ce qu’il visait, c’était de rendre compte, par le langage de l’expérience existentielle, de dire la vérité, toute la vérité.
Il avait passé la soirée autour de la table basse. Ils étaient six, le groupe au complet, les trois femmes et les trois hommes. Cette fois, c’était la religion. Ils avaient commencé par une définition, puis des chiffres, avant de parler de leur rapport personnel à la question. Chacun.e avait raconté son histoire, celle de ses parents, d’où il venait, comment il en était arrivé là, par où il était passé. La trajectoire d’une vie s’inscrit dans un terrain déjà labouré.
31.
Raconter le réel. Ce n’était pas qu’il y tenait particulièrement, il aurait aimé s’amuser à imaginer toutes sortes de situations fantaisistes, il y prenait du plaisir, c’était ludique, faire apparaître des personnages, les malmener, leur faire dire tout et n’importe quoi,… Il trouvait une certaine perversité à ce jeu, justifiée par tout un tas de mauvaises raisons depuis la nuit des temps. Il considérait que la seule exigence, c’était de s’en tenir au réel.