23/07/2025

Emploi du temps



11.04 


Il ne ménageait pas sa peine les vendredis. Le onze avril, à la fin du dîner, il avait pris le pot de glace au caramel dans le congélateur et l’avait achevé à coups de petite cuillère. 


Le matin, pendant la chorale, comme toutes les semaines, il naviguait à vue, incapable de retenir les mélodies et de déchiffrer les partitions. Cette fois, il souffrait tant qu’une des sopranos était venue, pendant la pause, lui demander s’il était sous analgésiques. La chef de choeur, elle aussi, avait noté son désarroi, et, dans un sourire, avait lancé, entre deux morceaux, « on est en train de le perdre ». Il avait pourtant tenu, jusqu’au bout, comme un naufragé s’accrochant à son radeau.


Le déjeuner l’avait requinqué et c’est tout guilleret qu’il était descendu à vélo au journal. Comme chaque semaine, il s’était installé sur la grande table, avait ouvert l’armoire et sorti les immenses pochettes contenant les archives. Il tournait soigneusement les pages, les unes après les autres, traquant le moindre article concernant l’histoire des randonneurs. Parfois son attention s’accrochait à un autre sujet. Le 6 juin 1929, une grande tribune « Pourquoi je suis féministe » occupait la moitié gauche de la première page. L’auteur développait, non sans humour, un argumentaire solide en faveur du vote des femmes. Dans l’édition suivante, il y revenait et ajoutait ce savoureux post scriptum : Cet article, publié il y a quelques jours, m'a valu plusieurs lettres d'insultes du sexe dit fort. L’un de mes correspondants m’assure même que je suis « une femme » et qu’il l’a reconnu à ma « mauvaise foi » et à mon style. 

Il avait noté la date et le titre dans son carnet bleu marine avant de poursuivre ses recherches jusqu’en 1932. Quand ses yeux s’étaient mis à brûler et les vieux caractères d’imprimerie à se mélanger sur les grandes pages jaunies, il avait tout remis en place en veillant à ne pas perturber la chronologie. 


 Ses camarades l’attendaient à la médiathèque pour un atelier d’écriture. Il avait d’abord inventé un bout d’histoire, une dystopie, avant de pondre un petit truc sur l’humaine condition, un registre qu’il maîtrisait assez bien, mais c’est au troisième coup qu’il avait tenté une nouvelle figure. Le sujet s’y prêtait, il sonnait et claquait bien. : Le silence du cliquetis inutile… 

Il avait regardé par la fenêtre les arbres bourgeonnants, les voitures stationnées, le ciel et, allez savoir pourquoi, il avait écrit, d’un trait, le dialogue suivant :


Assez ! cria l’abbé 

- De quoi ? répliqua le bedeau 

- Ce cliquetis,  ça suffit, cessez  débonnaire bedeau, vous m’agacez

- Ce n’est point moi monsieur l’abbé, vous vous méprenez 

- Allons donc et qu’est-ce alors si ce n’est votre fait que ce bruit bruit répété ? 

- Ça vient de vous monsieur l’abbé si vous  permettez 

- De moi, mais comment donc ? D’où ça ? Dites-moi

- C’est votre croix, elle gigote et cliquote quand vous vous agitez ainsi. 

L’abbé se tint coi et le badin bedeau sourit aux anges qui suivaient la scène depuis la nef.


 


21/07/2025

T’es qui moi ?


14.05 


J’ai mis du temps à m’endormir, ça tourbillonnait, j’ai suivi, sans trop m’affoler, ces glissades désordonnées, ce n’était pas désagréable, un peu oppressant, cette plongée dans le futur comme dans une eau profonde, en apnée, entraîné par un courant que j’avais initié, un jour, en marchant sur une crête. 


Il découvrait qu’avec le passage à la première personne, la phrase bien délimitée était une illusion, une contre vérité, que le flux de conscience passait par des zones floues, mal délimitées, des demi-tours, des arrêts, des volte-face, des zig et des zag, toute une série aléatoire de rebondissements imprévisibles. 


15.05


J’ai plusieurs vies. J’aime bien postuler des énoncés insensés. Ils obligent à reconsidérer la réalité. Ça dit toujours quelque chose. J’ai marché dans les prairies d’altitude. Quand j’étais assis pour déjeuner, je plissais les yeux et regardais les milliers de fleurs blanches onduler sous l’effet du vent. J’ai pensé qu’il y avait une vraie similitude avec la mer, ce scintillement, ce mouvement répété comme une vague. J’avais pris un livre, je le l’ai pas ouvert, je ne pouvais me détacher de ce spectacle. 



16.05 


Il découvrait qu’il ne pouvait pas convoquer son « je » sur commande. Que la part sensible n’était pas stabilisée, localisée. Elle traversait l’existence comme le vent printanier dans les feuillages. Elle était insaisissable, il ne pouvait, comme le chant des oiseaux, que l’écouter quand elle se manifestait. 


La vie chuchote, murmure, ses paroles doivent être accueillies sans jugement, sans chercher à les comprendre. C’est par cette petite voix que « je » s’exprime, un frisson d’été, le clapotis de la rivière, la pluie d’automne. Créature fragile et farouche, elle ne se laisse pas attraper par le langage. 


Ce « je » là n’a pas d’âge, pas d’identité, il n’est pas situé, un non lieu, une vibration, une onde. Il traverse le temps, s’infiltre dans les oublis, dessine une trajectoire invisible. Un succession de sons, une couleur, une ombre furtive, les sens sont ses capteurs. Chaque corps vivant a sa mélodie. 


17.05 


Chaque matin, quand il ouvrait son écran, il hésitait, devait-il se décrire ou  parler, rester dehors, porter son regard sur ce qu’il fabriquait, ou s’installer à l’intérieur et raconter ce qu’il voyait et ressentait. Une forme de dilemme le laissait dans l’indétermination, sur cette frontière, ce fil, en déséquilibre. 


Les deux tentations se neutralisaient et il restait immobile, figé, égaré, ne sachant plus comment dire. 


Je sentais confusément que j’avais touché un point sensible, posé sur la ligne de vie, il fallait que j’apprenne à me déplacer, danser, sur ce fil, n’être ni l’un, ni l’autre, trouver un moyen de me soustraire… 


Il n’était pas certain qu’il existe des mots pour rapporter ce nouvel état, fluide, décroché du moi et du personnage, un être en creux.