Cet après-midi un ami m’a téléphoné. Nous avons parlé de nos maux de dos respectifs, puis d’autre chose, et, parce que le sujet traîne dans l’air ambiant, ladite intelligence artificielle est venue sur le tapis. Au départ, il était question d’une lettre administrative, une affaire de voiture en panne. Et puis, comme toujours, la discussion a filé dans une direction inattendue, et, c’est le propre des conversations amicales, elle a glissé et nous l’avons suivie. J’ai alors évoqué une situation dans laquelle j’avais fait appel à l’Application, celle qui répond au doigt et à l’oeil à toutes les requêtes. Cet usage est intervenu dans le cadre d’un atelier d’écriture. L’animatrice avait posé un bouquet par terre et demandé à la petite assemblée, nous étions cinq ce soir là, dans la pièce glacée, emmitouflés dans nos couvertures, il y fait si froid que nous gardons notre manteau et notre bonnet, de se lever et d’énoncer à haute voix ce que ces fleurs coupées nous inspiraient. Je n’aime pas ce genre de gymnastique, considérant que l’écriture est une affaire solitaire, silencieuse et immobile. Mais j’ai joué le jeu. J’ai tourné autour du bouquet en jacassant des propos insignifiants, ce qui me passait par la tête, des niaiseries :
Seules ou en groupes nous finirons fanées
Éphémères et immortelles
Mêmes mortes nous égayons vos tombes
Même coupées nous gardons nos couleurs
Courbées et flétries nous conservons un charme suranné
Immense œil jaune qui me fixe
Notre apparition sur terre reste un mystère
L’animatrice s’empressait de noter tout ce que nous disions. Elle nous a ensuite demandé de pondre un texte à partir de toutes ces impressions. J’ai écarté celles des autres participants, elles ne correspondaient pas à l’idée que je me fais des fleurs coupées. Les autres trouvaient ça « joli » pour le dire d’un mot.
L’atelier arrivant à son terme, elle nous a enjoint de poursuivre chez nous l’exercice et d’apporter la semaine suivante le résultat.
Je me suis trouvé bien embarrassé avec ce truc. Je n’avais aucun désir pour cette fantaisie. Comme je suis consciencieux et, dans ce domaine d’activité, plutôt de bonne volonté, je me suis quand même attelé à la tâche plusieurs fois, des petits moments de désarroi. Ce qui venait n’était pas emballant. J’ai commencé par écrire cela :
Nous étions là, dans nos habits du dimanche,
Seuls, serrés les uns contre les autres,
Un immense œil jaune me fixait
J’ai détourné le regard
J’ai vu les autres, coupées, courbées, emberlificotées
Ma voisine séchait ses larmes, elle s’est avancée
A tiré une rose, blanche, du gros bouquet et l’a posée sur le caveau
Ça a donné l’idée à d’autres qui se sont trouvés une occupation
Ça se bousculait maintenant
J’ai fait comme les autres
La rose m’a piquée, je l’ai lâchée, elle est tombée,
Dans la tombe.
Je ne me voyais pas apporter ce texte pour le partager. J’avais déjà plombé l’ambiance avec mes propositions. Commencer la séance dans cette disposition, dans cette salle si froide, n’était pas, je le sentais, une bonne idée.
Alors j’ai essayé d’atténuer la dimension tragique et ça a donné ça :
Seules ou en bouquets nous finirons fanées
Coupées, triées, assemblées, nous finirons fanées
Sauvages, invisibles, nous finirons fanées,
Immortelles en bouquet, en sachet
Séchées, recroquevillées,
Dans l’eau du bocal, nous ressemblons à des squelettes
Notre beauté nous a été fatale
Il y avait un léger progrès mais ce n’était quand même pas enthousiasmant. J’ai cherché une autre entrée. En m’identifiant un peu plus. En contournant la poésie du petit père Silesius, qui décrète que la rose est sans pourquoi, qu’elle fleurit parce qu’elle fleurit, ce qui entre nous, n’est pas d’une grande originalité. Bref. Ma troisième tentative a pris cette forme :
Silencieuses, indifférentes, vous nous chérissez, nous cultivez en bosquets, en parterre, dans vos jardins, vos parcs, vos ronds points, mais c’est dans les cimetières que vous préférez nous arborer. Quelle idée vous a traversés ? Vous nous réifiez, des choses que vous coupez, arrachez, pour votre plaisir, pour communiquer, et, comme toujours, vous maltraitez la vie, en usez selon vos désirs, vos pulsions.
Plus j’avançais et plus je m’enfonçais dans la médiocrité, le geste maladroit. Je commençais à m’agacer de mon incapacité à écrire quelques lignes sur ces pauvres fleurs, sans doute déjà jetées. J’ai poursuivi en changeant de genre, en laissant libre cours aux associations d’idées. Une petite chanson a émergé :
Les fleurs.
Les fleurs affleurenT.
Un T majuscule.
T’es majuscule.
Pistil, corolle,Pétale.
T’as l’air de rien.
Trois fois.
je t’aime.
Un peu. Pas du tout.
Te nommer, te couper.
Laisse-la pousser. Laisse-la vivre.
Laisse-la s’étendre, se déployer,
En prairie.
Coupe court ton idée de bouquet.
T’es trop con, avec ton p’tit bouquet.
Marinette, elle s’en fout.
Elle s’envole.
Elle s’envoie en l’air.
La la la
Une chansonnette.
Un refrain qui revient.
Un parfum qui reste.
Je n’étais pas très fier de ces couplets. Je posai alors le problème autrement, scientifiquement je pourrais dire. De quoi s’agissait-il ? De fleurs coupées par des hommes. Quel était donc le lien ? J’ai effectué des recherches. Les fleurs sont un langage. J’ai répertorié les informations puis en ai sélectionné certaines, celles qui me plaisaient :
Amarante, constance Ancolie, folie Armoise absence Asphodèle, aubépine, azalée, bleuet, bruyère, capucine,
Dévouement, gratitude, perfidie, fidélité, clématite, tromperie, cosmos, innocence, églantine, aigreur, gentiane, mépris, héliotrope, persévérance, hibiscus, indifférence, ipomée, amitié, soumission, lilas, lotus, imagination, mauve, fragilité, myosotis, ortie, cruauté, marguerite, pétunia, colère, pivoine, réséda, modestie, saponaire, serpolet, volonté, inquiétude, tamaris, tulipe, volupté, valériane, pudeur.
Je disposais, à présent, de briquettes qui me permettraient d’élaborer un petit édifice textuel. Les essais suivants furent pourtant infructueux et je les ai tous effacés. J’étais coincé, le temps avait passé et l’atelier se rapprochait. Je décidai d’utiliser l’Outil. Je lui demandai de produire un poème à partir de toutes mes tentatives :
Le Cri des Fleurs
Amarante, constance, ancolie, folie,
Armoise, absence, et l’églantine aigreur aussi.
Asphodèle, capucine, azalée, bleuet,
La bruyère persiste au pied de vos souhaits.
Pistil, corolle, pétale, un chant fragile,
T’as l’air de rien, pourtant, ton geste est hostile.
Trois fois tu cueilles. Trois fois tu nous arraches.
Trois fois nos tiges, sous tes doigts, se détachent.
Laisse-la vivre, laisse-la se déployer,
En prairies sauvages, hors des bouquets rangés.
Mais toi, tu insistes, tu tiens dans tes mains
Des fleurs soumises, déjà mortes pour demain.
Nous finirons fanées, couchées sous vos pieds,
Dans l’eau trouble des vases, oubliées, alignées.
Même mortes, nos couleurs éclatent dans vos tombes,
Même mortes, nous brillons, vos regrets nous encombrent.
Lilas imagination, myosotis mémoire,
Gentiane et mépris hantent vos gestes dérisoires.
Qu’est-ce qui vous traverse ? Qu’est-ce qui vous prend ?
À plier nos désirs pour nourrir vos élans ?
Dans vos jardins dressés, nous rêvons de lumière,
De chaos végétal, d’horizons sans barrières.
Vos promesses, vos larmes, vos caresses tardives,
Sont les chaines posées sur nos âmes furtives.
Fleurs dociles ou sauvages, qu’importe nos cris,
Nous sombrons dans vos mains, volées à l’infini.
Et pourtant, dans vos yeux, on sème des éclats.
Quand nous fanons, c’est vous qui tombez à genoux, là.
Difficile de ne pas être impressionné par la puissance de la machine. Difficile aussi de résister à la tentation de recommencer :
Le Jardin des Supplices
Amarante sanglante aux pétales ouverts,
Ancolie de folie qui vacille en hiver,
Asphodèle endormi sous l’ombre des collines,
Armoise et capucine aux parfums sibyllins.
Voici le cri des fleurs, voici leur grand silence,
Dans vos doigts assassins, leur fragile présence.
Vous les coupez, tremblants, d’un geste maladroit,
Et leur beauté s’éteint au creux de votre émoi.
Dans l’eau trouble des vases où leur tête balance,
Les cosmos pleurent blanc la pure innocence.
Le bleuet se replie, la pivoine s’effondre,
Tandis que l’églantine aigrie mord son ombre.
Oh, laissez-les courir dans l’éclat des prairies,
Héliotropes brûlants sous le soleil flétri !
Mais vous piétinez tout, vos désirs les dévorent,
Vous arrachez leur sève, vous offrez leurs corps morts.
Et pourtant, dans vos mains, elles se font trésors,
Gentianes méprisées, hibiscus d’indifférence,
Ipomées enchaînées par vos rêves immenses,
Mauves frêles brisées par le poids de vos sorts.
Les fleurs se meurent, et nous avec.
Marguerites froissées par l’angoisse des nuits,
Orties cruelles tendues contre vos doigts ternis,
Pétunias en colère, tulipes voluptueuses,
Toutes plient, dans vos poches, leurs âmes orageuses.
Alors qu’est-ce qui vous hante ? Pourquoi tout saccager ?
Pourquoi voler la flamme qu’on ne peut protéger ?
Vous cultivez le deuil, vous offrez la douleur,
Nos corps desséchés sont les cendres de vos cœurs.
Fleurs sauvages, fleurs mortes, qu’importe notre cri,
Il se mêle au silence, au parfum affaibli.
Et quand nous fanons, ô mortels, pauvres âmes,
C’est vous que le néant doucement désarme.
A cet instant, j’ai pensé, dans une forme de double-jeu assez trouble, piocher, dans ces poèmes artificiels, des vers, des images, pour, à mon tour, reprendre les choses en main. Très vite, j’ai dû renoncer, je n’étais pas à la hauteur, je piétinais, lamentablement. J’étais découragé. En quelques millisecondes, ce Truc m’avait atomisé, réduit à trois fois rien, renvoyé à ma finitude, mes incapacités congénitales. Acceptant ma défaite, je lui rendais les armes et acceptais qu’il continue à me divertir :
… à la manière de, l’auteur des fleurs du mal :
L’Offrande des Fleurs
Amarante, constance, et toi, sombre armoise,
Capucine enflammée que l’oubli apprivoise,
Ancolie de folie, bleuet d’innocence,
Vos parfums sont des chants, vos couleurs, des absences.
Vous naissez, indomptées, sous l’éclat du soleil,
Déployant vos désirs dans l’ombre des réveils.
Mais l’homme, insatiable, cueille vos âmes fragiles,
Vos corps martyrisés dans ses mains inutiles.
Ô fleurs, vos tiges brisées sont des soupirs de grâce,
Vos pétales tombants des baisers qui s’effacent.
Sous le vase impur, vos têtes abandonnées,
Marguerites froissées, hibiscus fanés.
Lilas, doux messager d’une pure amitié,
Lotus, songe secret de l’éternel été.
Et pourtant, dans vos cœurs, la mort rôde en silence,
Comme un spectre voilé, une amère évidence.
Vos corps sont des trophées, vos parfums des remords,
Vous sublimez nos fêtes, vous décorez nos morts.
Dans vos jardins rangés, vous privez l’univers,
Vous piétinez la vie pour vos bouquets d’hiver.
Gentianes méprisées, pivoine, volupté,
Myosotis pleurant la fragile éternité.
Tulipe incendiaire, asphodèle mystérieux,
Votre beauté nous glace, et vos cris sont des feux.
Et qu’importe la sève et qu’importe la vie,
Vos désirs ignorés nourrissent nos folies.
Dans le vent des prairies, vous rêvez de lumière,
Mais nous scellons vos âmes sous l’ombre des verrières.
Ô fleurs, pardonnez-nous ces gestes d’imposture,
Vos cendres nous reviennent comme des signatures.
Vous fanerez demain, mais vos âmes éclatantes,
Sous la poussière froide, seront toujours vivantes.
… séduit par sa composition, je l’encourageais - inutile de lui dire deux fois - en lui demandant de s’inspirer du grand Victor cette fois. Il n’hésita pas un instant :
Les Mains de l’Homme
Amarante des cieux, étoile incarnadine,
Ancolie du néant, capucine divine,
Asphodèle, pâle sœur, et toi, bleuet tremblant,
Vous êtes les soupirs du monde frémissant.
Qui donc vous a formées, ô merveilles secrètes ?
Quel souffle vous courba sous l’aile des tempêtes ?
Vos corolles sont d’or, vos parfums des appels,
Et vos pétales doux, des lèvres immortelles.
Mais l’homme, cet ingrat, cet aveugle farouche,
Vous arrache en riant, vous froisse sous sa bouche.
Il vous nomme, il vous tue. Il vous prend sans respect.
Vos tiges, vos parfums, il en fait un objet.
Il vous plie, vous enlace, il brise votre essence,
Et vos cris sont perdus dans son indifférence.
Voyez ses doigts tremblants, ces mains de maraudeur,
Voler la vie des champs pour flatter son humeur.
Sous le cristal des vases, il enferme vos âmes,
Et vos meurtres muets consument vos flammes.
Fleurs sauvages, debout dans l’éclat des prairies,
Que le vent glorifiait d’hymnes et de folies,
Vous rêviez d’infini, de lumière, de cieux,
Mais l’homme vous a prises pour orner ses adieux.
Même mortes, pourtant, vous éclairez son ombre,
Vos couleurs dans les tombes illuminent les décombres.
Vous offrez vos regards, vos corps abandonnés,
Pour apaiser des cœurs que vous savez fanés.
Oh, hommes insensés, qu’avez-vous fait des fleurs ?
Elles pleurent sous vos pas, elles meurent de vos pleurs.
Lilas doux messager, hibiscus indifférent,
Marguerite en douleur, tulipe en sang brûlant,
Gentiane et clématite, au vent des nuits perdues,
Vos âmes crient encore sous vos têtes vaincues.
Hommes ! Laissez-les vivre, ces filles du mystère,
Laissez-les déployer leur hymne à la lumière !
Car sous vos gestes froids, leur beauté s’évapore,
Et dans leur mort muette, c’est le monde qui dort.
… conquis, mais fatigué par ces fulgurances, qui me laissaient sans voix, je lui demandai encore un poème, à la manière de Sam cette fois, l’irlandais pas commode :
Sans Tige, Sans Rien
Pistil. Corolle. Pétale.
Un à un. Rien.
Cueillies, perdues.
Trois fois rien.
Les fleurs poussent. Les fleurs tombent.
Elles sont là, pourtant.
On les voit. Ou pas.
Toujours quelque chose qui manque.
Nommer, couper.
Toujours ça. Nommer, couper.
Les tiges s’effacent.
La prairie disparaît.
Tu prends. Tu tiens.
Mais rien ne reste.
Dans ta main tremblante,
Les pétales glissent.
Toujours glissent.
Fanées.
Dans l’eau trouble.
Dans le vase.
Dans la terre.
Fanées.
Elles rêvent.
Tu le sais ?
Elles rêvent. D’espace. D’oubli.
D’un vent qui passe.
D’un rien qui dure.
Mais toi.
Toi, tu veux. Toujours vouloir.
Un bouquet, un symbole,
Une promesse, une excuse.
Une énième. Toujours la même.
Les fleurs s’en fichent.
Elles regardent.
Fixes, immobiles.
Elles regardent.
Et toi ?
Tu tiens quoi ?
Un cri muet.
Un parfum oublié.
Rien. Toujours rien.
L’effet était sidérant. Évidemment, pour chaque texte, on pouvait ergoter, noter des petites imprécisions, des facilités, faire son grognon, mais ne pas reconnaître un vrai « talent » à cette foutue machine relèverait de la pure mauvaise foi. Et maintenant, j’étais bien mal en point avec tous ces mots posés sur l’écran à quelques heures de la restitution. Que faire ? Que dire ?
Je suis arrivé à l’heure, je suis ponctuel, j’ai salué l’animatrice, occupée à préparer la tisane, notre groupe est frugal, il s’abreuve d’air glacé et d’eau chaude. Quand j’ai dû prendre la parole, j’ai tenté une introduction, un préambule, je voulais encadrer mon intervention. Elle a refusé, a dit « non, non, tu parleras après, pour l’instant, offre nous ton texte ». J’étais, je dois l’avouer, un peu gêné, j’imaginais leur tête quand elles, il n’y avait que des femmes dans cet atelier, découvriraient la supercherie. Je me suis lancé et j’ai commencé par déclamer la version façon Verlaine que j’avais retenue parce qu’elle n’était pas trop longue :
Le Chant des Fleurs
Amarante au cœur doux, capucine inquiète,
Ancolie qui vacille au vent des girouettes,
Armoise des regrets, églantine en soupirs,
Bleuet pâle et fragile aux bordures des désirs.
Asphodèle endormi dans un rêve de cendre,
Bruyère qui murmure un secret à l’automne,
Héliotrope alangui, tulipe rouge et tendre,
Vos âmes sont des chants qu’aucun homme ne pardonne.
Dans le cristal des vases, vos ombres en exil
S’effacent lentement, comme un souvenir vil.
Vos parfums affaiblis s’accrochent à nos nuits,
Vos couleurs s’éteignant pleurent l’amour enfui.
Et pourtant, sous vos voiles de fanes invisibles,
On entend vos sanglots, poignants et impassibles,
Car chaque fleur qu’on prend, qu’on brise ou qu’on détruit,
Est un soupir du monde que le silence suit.
J’ai bien senti que leur écoute était plus tendue qu’à l’habitude. « Mes » mots avaient plus d’impact que les semaines précédentes. J’ai marqué une pause et j’ai enchaîné avec « celui » de Beckett « Sans tige sans rien ».
Le silence qui a suivi était intense. Un poète venait de naître sous leurs yeux. Elles n’en revenaient pas. Elles me souriaient. L’animatrice a encensé mon travail, notant une vraie découverte de mes qualités profondes. J’ai toussoté pour l’interrompre et dire que j’avais un aveu à leur faire, que j’avais essayé de leur dévoiler la méprise, qu’elles m’en avaient empêché, et qu’à présent j’étais empêtré dans ce «demi-mensonge ». Je leur ai décrit le cheminement, mes recherches, mes hésitations, mes déceptions et le recours à l’intelligence artificielle. Un gros mot. J’ai senti leur désapprobation, en un instant, j’avais détruit leurs illusions, perdu tout mon crédit, j’étais un imposteur. La suite de l’atelier m’a permis de reprendre un peu de couleurs, mais le mal était fait, le soupçon instillé, j’avais empoisonné la source.
Avant de me rendre à l’atelier, j’avais, dans un éclair de lucidité, noté, ailleurs, ces quelques mots :
Les fleurs ne m’ont pas inspiré. Je suis sec. L’intelligence artificielle m’a aidé, machine infernale, qui s’approprie, sans scrupule, le génie des poètes. Indifférente, fouillant dans les décombres pour extraire les trésors, les faire briller, aucun mot n’a de sens ni de valeur, c’est poudre aux yeux, étincelles, le vide comme substance. C’est le reflet de l’animal humain, son côté sans fond, plonger dans la décharge, ramasser l’écume des désirs abandonnés, des morts oubliés. Le flot des mots est passé au tamis, attrapés et associés en suivant, artificiellement, des trajets déjà empruntés. L’ultime illusion. Ce qui restait d’humain, la conscience de l’être se cogne contre le miroir. Il n’y a rien, une ombre, celle de l’animal défaillant, celui qui s’est cru élu.
Que lui restait-il alors ? Un corps, des vertèbres, un foie, un estomac, des vaisseaux sanguins, la vie.
Fin de la partie. Game over. La messe est dite.
Étonnamment, ce soir là, l’animatrice a proposé une consigne qui permettait de, pile poil, poursuivre cette réflexion : « A partir de ce court texte (en caractères gras), prolonger chaque phrase. ». J’ai trouvé l’exercice pertinent et me suis débrouillé tout seul, comme un grand :
Je ne connais pas le squelette qui vit debout en moi
Il est là, je le sais, je le sens parfois, je l’ai vu sous l’écorché,
Structure articulée, os et osselets
Le crâne aussi
Ses parois contre lesquelles je me cogne,
Que je racle pour y comprendre quelque chose
Obscurs ces lieux de mon corps
La gravitation me commande
Ce monde invisible qui se manifeste
Par la douleur, la grosseur, la rougeur
Je m’escorte
Dans l’énigme totale de moi-même
Vertèbres, viscères, fluides et tuyauteries
Toute une machinerie sophistiquée
Dont j’ignore le fonctionnement
Sous la peau,
Dans l’ombre le mal se tapit guette et ronge,
Attend son heure
Comment me traduire par le verbe ?
Je cherche.
J’ai trouvé :
Un tas d’os recouvert de chair pour sauver les apparences.