1.
Il est né un dimanche. Il ne souvient plus de l’heure. Quelqu’un, quelque part a dû le noter mais le registre a disparu et les témoins sont tous décédés.
Il est né dans une grande ville du sud. Les premières années sont floues. Il a trouvé des photos, nombreuses, en noir et blanc, souvent un format carré entouré d’une bordure crénelée blanche. Il est sur une table à langer le regard noir et le poing levé, dans un parc les cheveux bouclés en culotte bouffante. Il est debout, se tient au pied d’une table, un chien est là, plus grand que lui.
Pendant qu’il crie et tête à la maternité, la bataille fait rage à Alger. Il ignore tout de cette affaire et ne la découvrira que très tard, et encore, par bribes, le sujet ayant été soigneusement effacé de la mémoire collective.
Plus tard, il est à l’école. Il a peur du directeur qui, à l’aide d’une règle en bois, fait régner l’ordre, en tapant des coups secs sur les doigts présentés en bouquet. Le sadisme d’une autre époque, celle où les indigènes ont un statut inférieur, les femmes peu de droits, celle dont on dit « c’était le bon temps », sans penser à mal. Il est gaucher. Il peine avec l’encrier.
Les années soixante, il rencontre la musique yéyé, il affichera les posters des idoles des jeunes dans sa chambre, celle qu’il occupera l’été, dans le petit village de Provence. La maison dont il va parler dans le paragraphe suivant.
Il va l’été chez ses grands parents, Pierre et Augusta Leca, c’est écrit sur la boîte aux lettres, une fente dans la grosse porte. C’est une vieille maison de village, ce sont des personnes âgées. Il découvrira plus tard que sa grand-mère, qu’il appelle « grand-mère », est « folle ». Il la trouve normale.
Le couple vit chichement, elle au premier étage, dans le salon salle à manger, lui au dernier étage dans son antre. Il a un petit atelier contigu dans lequel il bricole. Ils se croisent dans la cuisine pour manger.
Des années plus tard, il héritera de la maison, il essaiera de la rénover et renoncera devant l’ampleur des travaux. Il la vendra et répartira l’argent entre ses deux filles.
Il se souvient de l’odeur des tranches d’agneau grillées sur la petite terrasse, de la cave humide dans laquelle se trouvaient la bonbonne de vin rouge et la boîte à fromage protégée par une moustiquaire. Il n’oubliera pas non plus l’odeur du buffet. Il contenait la vaisselle que personne n’utilisait.
Elle n’a jamais travaillé. Elle a connu les guerres, la première et la deuxième. Son homme a fait la grande, il est parti pendant des années, sur le front, il est revenu blessé et médaillé. Il parlera de cette époque, elle l’a marqué, à vie.
Elle n’a plus de dents, son nez plonge. Elle parle seule dans le couloir accrochée à la rambarde.
Un jour, il deviendra grand-père à son tour, il se fera appeler Papé.
Il n’a jamais vraiment compris l’histoire de sa grand-mère, née à la fin du XIXème siècle à la campagne. Comment elle a rencontré Pierre, ce corse venu sur le continent pour échapper à la pauvreté, engagé dans les zouaves.
Dans le silence noir du passé il a retenu une anecdote : après la deuxième guerre dite mondiale, Pierre s’est fâché avec le maire, il aurait menacé l’édile avec une arme. L’ambiance au village devait être tendue, entre ceux qui avaient collaboré et ceux qui avaient résisté. L’incident a plongé Augusta dans une honte insondable. Elle s’est enfermée et n’est plus sortie. Elle regarde par la fenêtre, derrière le voile du rideau.
Il se souvient d’une autre histoire. Il ne sait pas la situer. Il ne peut pas vérifier. Son grand-père s’était mis en tête de retourner en Corse. Il était parti, un matin, avec son chien et son fusil. Elle l’a mal vécu, sans doute, mauvaise réputation, cette femme abandonnée. Il est revenu, quelques mois plus tard avec le chien, sans le fusil. Il n’a jamais raconté ce qui s’était passé. Le fusil, il le verra, contre la cheminée, dans cette maison en ruines, quarante ans plus tard, quand il ira au « village » pour tenter, à son tour, quatrième génération, de régler la succession, sans succès.
Pendant son absence, elle a fugué. C’est ce qu’on lui dira, elle aurait été retrouvée errant dans la campagne. Une sale affaire.
Tout ça, c’est avant qu’il arrive l’été pour passer une partie de ses vacances scolaires chez eux.
Il ne sait pas pourquoi ses premiers souvenirs se situent là, avec cette intensité. Ils sont inscrits dans sa chair, dans son être. L’attachement, les racines, de cet ordre là sans doute, il n’y a jamais réfléchi.
Il a trouvé la grosse boîte en métal rouge, celle sur laquelle un enfant blond tient dans sa main un ara rose. Dans cette boîte, qu’il a toujours vue chez lui, il y a les photos, des centaines de photos. Il ne les a pas regardées depuis des années. Il l’a sortie cet après-midi. Elle est là, par terre à côté de son lit. Il hésite. Il l’ouvrira demain, peut-être.
Les souvenirs reviennent, se pressent. Le vélo bleu, les bandes dessinées, les pâtes d’amande en forme de fruit. Elle lui en offrait chaque noël, il recevait un colis. Il y pense à chaque fois qu’il en mange une aujourd’hui. La pâte qui fond sur la langue, le sucre qui excite les papilles.
Plus tard, il passera plusieurs mois dans cette maison, à la suite d’un accident, celui de son père.
Il y a maintenant une photo dont il se souvient. Il ne sait pas s’il va la retrouver. Il est dehors, dans la rue, il a une laisse. Augusta le promène en laisse. Il semble qu’il n’a pas de collier mais une espèce de harnais. Drôle d’époque.
Il court dans les escaliers. C’est la récréation, il est pressé d’aller jouer dans la cour. Il trébuche et dévale toutes les marches. Un grand l’arrête avant qu’il arrive en bas.
Il est à la maternelle. Il joue à colin maillard. Il s’ouvre l’arcade sourcilière, le sang coule à flot, il crie. On vient le chercher, il part en taxi chez le docteur.
Les chutes marquent. Il se souvient de toutes, du moins il le pense. Il escalade une fenêtre, tombe et se coupe sous le genou, il descend à ski trop vite, il chute et tape la tête contre la neige dure, il se casse une dent, il rate un virage à vélo, bute contre la bordure et s’étale sur le trottoir, à vélo encore, il joue sur la place du village, celle du monuments aux morts, il roule trop près du mur, il s’ouvre l’annulaire, il court dans la montagne, il accroche une racine, et s’écrase la figue dans les cailloux, il récidive quelques années plus tard, moins fort. Il garde les cicatrices.
Le vendredi soir ou le samedi après-midi, sa grand-mère l’accompagne au cinéma. Le cinéma passe des navets, des films d’horreur, d’épouvante, des séries B. Il y a un balcon, le public parle, crie, commente les scènes. Il jubile chaque semaine. Un été, quand il revient, le cinéma a disparu. Il était juste derrière la maison.
2.
La boîte est ouverte.
Pour la première fois, il regarde vraiment les photos, pas seulement sa bouille ronde. Il a des chaussures blanches, en cuir, à des âges différents.
Le chien est gigantesque, un caniche de la taille d’un dogue. Il a une coupe étrange, une crête et des zones rasées. Comment ce chien est entré dans sa vie, il ne sait pas, comment il en est sorti non plus. Lui, il chevauche une grue ou un gros camion en bois, il pose à côté d’un vélo à roulettes, ses sandalettes sont blanches. Il découvre une jolie trottinette dans l’ombre. Il y a un deuxième chien dans la maison. Sa mère sourit, elle a les cheveux longs, porte une longue jupe blanche, elle est à côté de la cheminée, les deux chiens sont assis devant elle, elle tient quelque chose dans la main droite que les deux bêtes observent.
Ces images témoignent de son oubli.
Il est allé nager, comme tous les jours de l’été, dans la piscine municipale, il multiplie les longueurs, soixante, sans s’arrêter.
Au retour, il rouvre la boîte. Les images défilent dans ses mains, sous ses yeux, il est debout, assis, dehors, dedans, il porte un bob, un chapeau de paille, il lit ou fait semblant pour la photo. Il est debout, il tient le livre à deux mains, il porte une tenue insolite, celle de sa première communion : un short blanc, une chemise blanche à manches longues, le short est maintenu par des brettelles, il a un petit noeud papillon noir autour du cou, ses chaussettes et ses chaussures sont blanches, comme toujours. Quelle image avait-il de lui ainsi fagoté ? Il a les cheveux courts, il a dû aller chez le coiffeur la veille, bien dégagé derrière les oreilles.
Au milieu des photos qui se ressemblent beaucoup, il y en a une qui retient son attention. Il est en maillot, dans le sable. Il saute d’une dune. Il est ravi. Il reste suspendu, les jambes repliées et les bras tendus, les poings serrés. Il reprendra ce geste, des années plus tard pour en faire une « marque déposée ».
Dans la pile de gauche, une petite photo Polaroïd apparaît, elle a perdu de ses couleurs, il est adolescent, il tient par le cou une fille dont il a oublié le nom. Il sourit à pleine bouche. Il se reconnaît à peine tant cette figure réjouie est rare à cette époque. Elle a les cheveux roux, elle baisse la tête, son bras droit l’enlace aussi, il a de grosses lunettes marron et les cheveux en bataille, il se souvent d’elle, maintenant. Il était en séjour linguistique, son premier vrai baiser. Derrière il a ajouté, août 71, il a 14 ans.
Il tire une luge en bois, six barreaux, la neige n’est pas damée, il n’a ni gants ni bonnet.
La plupart des photos ne lui rappellent rien. Il peut répéter comme un perroquet le lieu, souvent, l’année parfois, le nom du chien ou des personnes présentes. Sa mémoire n’a rien à accrocher à la scène. C’est une preuve sans témoin.
Quelques années plus tôt, il est sur une plage, juché en équilibre debout sur les épaules d’un ami de ses parents. L’homme, athlétique, torse nu et chauve, se tient bien droit, les bras tendus à l’horizontale. Lui, dans son maillot rouge et son tee-shirt blanc, est à la fois fier et crispé. Il se penche légèrement en avant, il a les bras tendus aussi, il est aux anges. Il se souvient de l’exploit. Monter sur une jambe, puis s’accroupir avant de se relever et lâcher la main aidante. Cet homme c’est Emir, il repassera une fois sur la scène, plus tard.
Il a sorti deux autres photos. Ce ne sont pas des bons souvenirs. Il les remet dans la boîte.
Il relit ce qu’il vient d’écrire. La fille de la photo, la rousse, s’appelle Laurence, il en est presque sûr.
Il retrouve l’inconstance qu’il a toujours manifestée. Il était parti avec une idée précise, et le voilà qui s’égare, se laisse distraire par ces photos. Il n’en était pas question dans son projet. Il avait caressé la possibilité de consulter le gros classeur constitué quand il a géré la succession : des états civils, ce certificat de bonnes mœurs, ce brevet de pilote…
De quoi est faite l’existence, c’est quoi l’enfance ? Il avait tourné autour de ces questions en les abordant par la face théorique, les grandes idées, les petites sagesses, il avait lu à peu près tous les auteurs, avait survolé les différentes spiritualités, mais la sienne en particulier lui avait échappé.
Il n’a pas retrouvé la photo où on le tient en laisse. Il cherchera encore demain. Il trouve que c’est une bonne image de la condition humaine, de la domestication, la soumission à un ordre établi tout en laissant croire au petit d’homme qu’il est libre.
Il continue à s’interroger sur la raison qui poussait sa mère à lui faire porter des chaussures blanches en toute occasion. Les salissait-il ? Se retenait-il de les salir ? Que se passait-il s’il les salissait ? Il n’en a aucune idée. Personne ne porte de chaussures blanches en dehors de cérémonies et pour jouer au tennis. Si, son beau-père, il affichait sur son poitrail poilu une chaîne en or, portait des mocassins blancs. Toutes ses voitures seront blanches aussi. Ça doit dire quelque chose, cette attirance pour le blanc, l’innocence, la possibilité, la pureté ? Lui a toujours préféré le noir. Il n’a aucun vêtement blanc. Il le sait parce qu’il a cherché ce printemps dans les malles pour le spectacle de danse. La professeur les voulait tous en blanc, avec des touches de rouge. Il n’a rien trouvé de blanc ni de rouge, en dehors d’un bandeau en laine pour le ski. Il n’aime pas les couleurs.
Il y a un homme qui est toujours habillé en blanc dans la petite ville dans laquelle il vit aujourd’hui. L’homme porte une ample chemise, un pantalon bouffant et des tennis, tous les jours il le croise dans la rue ou à la bibliothèque. Cet homme, à la belle allure et à la chevelure abondante, tient toujours contre lui un balluchon blanc, un drap roulé ? Il n’a jamais entendu sa voix, il le voit devant un des écrans destinés au public, le visage fermé.
3.
La colonisation. Le sujet n’est pas le préféré de ses concitoyens. Il est peu abordé. L’Histoire officielle, celle des programmes scolaires, sur le devant de la scène, a la préférence nationale, mais l’autre, celle qui rapporte et détaille les faits de violence, l’accaparement des ressources, la domination et la soumission, reste dans l’ombre, elle n’a pas bonne presse. Elle dérange. C’est pourtant celle-là qui mettrait en lumière les forces vives. Depuis qu’il s’est mis en tête ce projet, il lit des articles sur son origine, il a du travail, le Maroc, l’Algérie, la Corse, la France.
En attendant de s’atteler à ce gros paquet, il a envie de replonger dans la boîte. Il l’a rangée sur une étagère, loin du lit, pour ne pas être tenté à tout instant.
Il a résisté, il est allé à la piscine pour aligner ses longueurs. Comme la veille, il partage la ligne d’eau avec un autre corps. Ils avancent au même rythme, il voit les jambes et les pieds quand il le croise, il ne sait pas la tête qu’il a.
En rentrant, il fouille dans le coffre blanc et dans les tiroirs du buffet. Il trouve trois trésors. D’abord une petite pochette carrée en plastique bordeaux. Elle contient 17 photos. C’est à ce lot qu’appartenait la photo de son premier baiser, le séjour en Angleterre. Le groupe a visité un port, un vaisseau a retenu son attention, on voit la coque, les mâts sur quatre photos. Ça lui dit vaguement quelque chose, il ne sait pas s’il ne confond pas avec un autre bateau qu’il aurait vu ailleurs, plus tard dans sa vie. Sa mémoire n’est pas fiable, il en voit défiler plusieurs dans son cinéma intérieur, des navires mal situés dans le temps et l’espace. Il sourit. Derrière chaque photo, qu’il a numérotée, 5, 6, 7, 8, il a noté le nom du bateau, l’encre a coulé mais sur la septième, le nom apparaît clairement « Victori » précédé de la ville : Portsmouth.
Il vérifie. Il l’avait mal orthographié. C’est le « Victory », un navire de 100 canons, vaisseau de ligne de premier rang, lancé en 1765, célèbre pour avoir été le navire amiral de Nelson durant la bataille de Trafalgar.
La photo suivante n’est pas numérotée. Sept filles posent devant la mer. Deux sont debout contre la barrière, les cinq autres sont plus ou moins assises dessus. Derrière il a écrit les prénoms et les noms. La première à gauche est Laurence, il a la confirmation de son identité. Son coeur se met à battre un peu plus vite quand il lit le nom de la cinquième. Christine. Il ne se souvenait pas de l’avoir rencontrée pendant ces vacances. Il aimerait remonter le temps. Sur la photo, elle a le visage tourné vers sa voisine de droite, il reconnaît son joli profil, ses longs cheveux.
Il est obligé de s’interrompre, il doit aller chercher sa fille à la gare. Elle arrive avec sa fille, celle qui a quatre ans et la langue bien pendue. Il doit préciser un point. Il a soixante-sept ans et quelques mois quand il entame cette rétrospective.
Il ouvre le gros dossier bleu, il déborde de documents, il les a ajoutés dans le désordre, au fur et à mesure qu’il les trouvait quand il a déménagé, l’année de sa retraite, il y a sept ans. Il y reviendra, évidemment. Il a tellement de choses à dire qu’il en perd un peu la raison.
Il tourne les feuillets, des lettres de parents d’élèves, des réponses qu’il a faites, il ne sait pas pourquoi il a conservé ça, ces histoires ont marqué son parcours professionnel. Ça lui paraît bien loin aujourd’hui, plus loin que ses souvenirs d’enfant.
Il sort un livret de famille. Celui de Pierre et Augusta. Lui est né le 28 janvier 1887 à Arbori, en Corse, il est le fils de François Antoine Leca et de Anne Marie Partinelli qui auront neuf enfants, il croit, il essaiera de trouver l’information. Elle, est née le 11 octobre 1896. C’est étonnant, ces gens si proches qui viennent de si loin. Elle est la fille de Joseph Paul Nicolas et d’Anne Cauvin. Il découvre les noms de famille de ces deux aïeules. Lui décède le 3 aout 1984, elle le 11 septembre 1991. Leur fille, sa mère, Josette, est née le 4 octobre 1918. Il se demande, ce n’est pas la première fois, mais cette fois il ose poser les questions qu’il a déjà entrevues : Pierre était à la guerre, a-t-il eu une permission ? Comment cette femme a-t-elle vécu sa grossesse ? Elle avait 22 ans. Ils se sont mariés le 21 avril 1917. Elle avait 21 ans, lui 30 ans. Pourquoi se sont-ils mariés à cette date ? Elle n’a pas eu d’autre enfant. Pourquoi ? Quelle relation entretenait-elle avec lui ? Il les a connus quand ils avaient 70 et 61 ans, son âge actuel, ça lui donne le vertige. Elle a 18 ans quand la guerre commence. Quels étaient ses rêves à 17 ans ?
Quand il la rencontre, elle a déjà les cheveux gris, coupés en carré long, elle porte une blouse en nylon, un tablier, ses jambes sont lourdes et percluses de rhumatismes, il se souvient des genoux énormes, difformes, les mains aussi, les doigts tordus, un voile recouvre ses yeux bleus, la cataracte. Il joue avec elle aux petits chevaux, au cochon qui rit, au jeu de l’oie. Elle râle après son mari, on sent qu’elle en a gros sur le coeur, que le dossier des reproches et des regrets est lourd à porter. Elle ne se plaint jamais, elle reste des heures assise sur une chaise les yeux dans le vague, absente. Elle terminera sa vie dans un établissement pour personnes dépendantes, une chambre vide, il ira la voir quelques fois, rarement, avec sa mère, elle ne réagit pas à leur présence, elle est déjà partie, une ombre.
Il continue de penser à elle. Il sait qu’il y a quelque part une photo d’elle jeune. Il essaiera de la retrouver demain, dans un carton à la cave, peut-être. Elle n’a jamais voyagé, n’a connu qu’un homme, n’a jamais travaillé, a presque toujours vécu dans cette maison (il a retrouvé l’acte, une donation en 1939). Une vie minuscule, une seule enfant, sa mère. Qui n’a eu qu’un enfant à son tour, lui. Il est le seul dépositaire de cette existence, le seul être vivant dans l’univers à penser à elle, à avoir un lien direct avec cette femme. Elle vit encore en lui. Il lui doit bien ces quelques lignes. Il aimerait faire plus, développer son histoire. Il est triste.
4.
Il pense à cette femme. Combien de femmes, aujourd’hui et hier, ici et ailleurs, ont cette vie réduite, un homme, un toit, un enfant, ne connaissant du monde que le bout de la rue et le champ du voisin ?
Elle a un petit-fils, lui, qu’elle ne voit qu’une fois par an, deux semaines l’été. Une année, elle le voit pendant plusieurs mois, un évènement imprévu a conduit sa mère à le laisser là après les vacances. Ce n’est pas l’époque dont il préfère se souvenir, sa vie a été bouleversée, un passage de la lumière à la pénombre, un bien joli mot, un peu triste, peine et ombre. L’année de transition, celle de la sixième.
Il y a une photo qui date de cette époque, 1967. Il est debout, contre un mur sale, les bras croisés dans le dos. Il porte encore un polo blanc et un short blanc, il est en chaussettes sur le bacon. Il a grossi, ce n’est plus l’enfant rayonnant qu’il était encore l’année précédente, sur son matelas pneumatique ou son grand vélo. La différence est frappante. Il trouve une autre photo, il est avec son père, à l’hôpital, c’est après l’accident. Son père est assis sur une chaise. Un plâtre lui recouvre la jambe droite, il porte un bandeau noir pour masquer l’orbite vide de l’oeil perdu quand la voiture a fait des tonneaux dans le désert, la terrible nuit. Lui, il a encore la tête de l’enfant d’avant, même s’il a la mine grave, la chemisette est blanche, bien sûr. 1966.
Il écoute de la musique, il a un électrophone. Il collectionne les quarante cinq tours.
Il est descendu à la piscine. Il pense encore à elle en alignant les longueurs au risque de perdre le décompte.
Elle n’a jamais vu la mer, ne sait pas nager, elle ne connaît pas les grandes villes, l’agitation, les musées, les monuments, elle n’a peut-être même jamais touché la neige, elle est si rare là où elle vit. Elle connaît le vent, la pluie, le printemps et l’automne. A quoi pense-t-elle pendant ces journées, ces semaines, ces mois, ces années qui se ressemblent, elle passe le temps, mais à quoi ? Il cherche, il imagine, elle tricote sans doute un peu quand ses mains le lui permettent encore, elle prépare la soupe, se débarbouille dans l’évier, elle n’a pas de salle de bains. Elle reste dans la cuisine au coin du fourneau, il la revoit sur la chaise, les bras ballants, dans l’ombre des volets fermés. Il a une illumination, il sourit. Il sait. Elle lit des romans photos. Il en trouve chaque année une pile dans la table de nuit de la petite chambre qu’il occupe l’été. Elle doit les ranger là pour échapper à la critique de l’homme. Il les dévore à son tour, passionné par ces histoires d’amour à l’eau de rose, ses situations scabreuses où un homme et une femme s’aiment, en dehors des conventions, c’est à ça qu’elle songe, à l’amour.
Point de vue, images du monde. Ça lui revient à présent. Les têtes couronnées, les potins. Elle rêve d’une autre vie. Elle s’évade en détaillant les petites photos en noir et blanc. Monaco et ses princesses, la famille royale d’Espagne, les scandinaves aussi, et Elizabeth, Anne, Charles, bien entendu. Il revoit aussi Femmes d’aujourd’hui, ça ne l’intéresse pas contrairement au catalogue de la Samaritaine et celui de la manufacture de Saint Etienne, il découvre un monde qui lui est encore étranger, les balbutiements du consumérisme. Il vit dans un univers protégé, à l’abri des besoins.
5.
Il continue à visiter son histoire. Après avoir bu deux cafés, sa dose matinale, il rouvre le gros dossier bleu. Il déplie avec soin les feuillets jaunis, des attestations, des lettres, des documents officiels, des traces qu’il exploitera une autre fois. Il s’imprègne, cherche les dates. Il est arrivé en Algérie l’été 1963. Il a dû passer une partie de l’été chez ses grands-parents, peut-être un peu plus longtemps que les autres années, il y a eu un déménagement. Il n’a aucun souvenir des changements. Il habite ici et puis ailleurs. Il a gardé cette indifférence au lieu, à l’habitation. Il existe là où il est.
6.
Les jours ont passé. Il n’ouvre plus la boîte. Il en parle autour de lui. Il raconte sa grand-mère avec des mots qui vibrent dans l’air. Elle reprend vie, elle prend corps dans la tête de ses interlocuteurs.
Il fouille dans les photos, celles qu’il a sélectionnées et rangées dans le premier tiroir de sa table de nuit.
Il en choisit trois et les agrandit. Il les regarde sous un nouveau jour, à la recherche d’indices qui lui auraient échappés. La première est prise devant la maison, dans la rue principale du village, à Fuveau, rue Rondet. Des années plus tard, sa mère, après un accident vasculaire cérébral, répétera, au neurologue qui l’interroge, « Rondet » à toutes les questions qu’il lui posera. Aucune voiture n’est stationnée contre le trottoir de la place. Il le remarque, parce que quand il faudra qu’il vienne en urgence, un jour, appelé par les gendarmes, pour vérifier que la maison n’a pas été cambriolée, il mettra longtemps à trouver une place. Sa grand mère marche sur la chaussée, son talon droit est suspendu au dessus de la semelle de sa sandale, elle porte une blouse longue comme celles qu’il lui a toujours connues, sans doute un bleu gris pâle. Elle est de profil, les cheveux tirés en queue de cheval, il ne la reconnaît pas, elle est plus jeune que dans son souvenir, la peau est tendue, le nez et le menton proéminent, c’est l’absence de dents qui dessine sa mâchoire. Elle tient une poussette. L’enfant est habillé en blanc, il porte un chapeau, il regarde de l’autre côté. La poussette est minuscule, une structure métallique très simple posée sur quatre roues, on dirait un jouet. C’est lui, évidemment qui trône dans ce petit véhicule au ras du sol.
7.
Il a le nez bouché, il se réveille pour se moucher. Il n’arrive pas à se rendormir. Il pense à cette femme. Sa mémoire est muette. Elle a eu une soeur, il l’a découvert en lisant l’acte de propriété de la maison. Il n’en a jamais entendu parler. Sa mère avait donc une tante. Qu’est-elle devenue ? Pourquoi sa mère est-elle partie en Afrique du Nord ? Il ne sait rien. Il sait qu’il y a des secrets de famille, des deux côtés, des histoires, des vieilles rancœurs. La grand-mère ne racontait plus, elle avait enfoui sous le délire son monde, prisonnière à l’intérieur et à l’extérieur. Il repense à son enfance, protégée, une bulle en suspension. La vie pour lui est simple, joyeuse, lumineuse, à l’abri des soucis, il les remercie de ce cadeau, rare.
En ouvrant le tiroir, l’association des deux premières photos qui attrapent son regard l’amuse. Sur l’une il est devant une machine à écrire, sur l’autre il flotte sur un matelas pneumatique. Rien n’a changé, ses deux activités préférées. L’odeur du matelas, ce tissu mouillé et salé émerge du fonds du temps, s’il ferme les yeux, il se retrouve dans la mer, le soleil sur son dos, l’eau scintillante, le frottement du tissu tendu. La Méditerranée, son liquide amniotique. L’autre cliché est pris à l’hôpital dans lequel son père va rester des mois après l’accident, dans la région parisienne, à Suresnes, le nom de la ville restera toujours collée à cette période. Il remarque que le « hasard » se joue de lui, il a le même âge sur les deux photos, pourtant le point de rupture se situe entre les deux, le premier changement dans le cours de son existence s’est produit, ça ne se voit pas encore sur son visage, il a la même bouille, la même coupe courte, les oreilles bien dégagées. La première est en noir et blanc lumineux, la deuxième en couleurs, ternes. Cette observation lui parle. Elle dit déjà quelque chose de lui. Il partira plus tard à la recherche de ce paradis perdu.
11 octobre 1896. Elle naît la semaine où le Tsar Nicolas II de Russie est en visite officielle à Paris. Elle est née à Carcès, dans le Var. Il l’apprend à l’instant. Il pensait qu’elle avait toujours vécu à Fuveau. Carcès, le nom ne lui évoque rien. Il est sûr de ne jamais l’avoir entendu avant de le découvrir dans l’acte notarial en date du 22 février 1932 qu’il a sous les yeux. Carcès, village situé sur un promontoire, près d’un grand lac, 100 hectares de surface, 8 km de rives. C’est la troisième ville de France éclairée à l'électricité (depuis 1889). Sa maison était-elle reliée au réseau ? S’amusait-elle au bord du lac en sortant de l’école ? Faisait-elle de la barque ? Il ne sait pas combien de temps elle a vécu dans ce village. Sa soeur s’appelle Julia, elle est née le 20 octobre 1883, treize ans avant Augusta. Pourquoi un tel écart ? Augusta est domiciliée, quand l’acte est rédigé, à Rousset. Il se souvient. Il allait à vélo avec son grand-père dans ce village, ils rencontraient des cousins. Est-ce qu’il y avait un lien avec cette soeur ? Il le suppose à présent.
A la bibliothèque il a emprunté les journaux de Virginia Woolf. Le premier volume, dit d’adolescence, court de 1897 à 1909, le deuxième « journal intégral » rapporte la période entre 1915 et 1941. Il espère entrer par effraction dans la tête d’Augusta. Il est rassuré de l’imaginer rire et courir au bord du lac, de rentrer dans sa chambre éclairée. De suivre sa grande soeur, de l’imiter, de pouffer avec elle. Elle a eu une enfance, des souvenirs pour supporter la suite.
8.
Cette nuit, les yeux ouverts et les bras repliés sous la tête, il regarde le noir, il scrute l’univers. Il ne voit rien. Il pioche un mot « chaussures ». La première paire qu’il lui vient à l’esprit est rouge, ce sont des bottines, en cuir souple, elles sont élégantes, un peu trop, un modèle mixte. Elles sont confortables mais il est mal à l’aise quand il les porte. Elles resteront dans le placard comme le blouson noir en cuir lui aussi, jamais porté en dehors de la boutique où la charmante vendeuse l’avait embobiné. Une autre paire lui vient ensuite à l’esprit, ce sont des mocassins, des chaussures de marin, des « bateaux » comme il en a portées à une époque, celles-là ont une histoire, c’est un ami qui les lui a données, elles sont vertes, il ne se souvient plus de la raison de ce drôle de cadeau, elles ne sont pas neuves, ce n’est pas un ami proche. Un été quand il revient de vacances, la porte d’entrée de leur appartement est entrouverte, à l’intérieur tout est en désordre, il met un certain temps avant de comprendre qu’il s’agit d’un cambriolage ; en attendant la police, il évalue les dégâts, il est surpris, il voit une paire de baskets qui ne lui appartiennent pas au milieu des placards renversés. Un des voleurs a changé de chaussures et est reparti avec les bateaux vertes. Il est alors persuadé que les enquêteurs pourront retrouver au moins un des auteurs. Evidemment, ce n’est pas le cas. Il n’aura jamais de nouvelles. Sa fille aînée, quand elle entre dans sa chambre, est si émue qu’elle vomit. Un retour de vacances animé.
Il va à la pêche aux clichés, dans la pochette verte. Il souffle sur deux bougies. Il est installé sur une chaise haute devant un énorme gâteau. 3 mars 1959. Il porte une grosse veste en laine blanche qui le boudine, un pantalon blanc aussi évidemment. Avait-il le droit de se tacher ? Comment a-t-il mangé sa part, seul ou avec de l’aide ? Il consulte les archives de ce jour. Toujours des conflits, des fusillades, des problèmes économiques. Il note que c’est le jour du lancement de la sonde lunaire Pioneer IV. Il apprend qu’une erreur lui fera manquer la lune mais qu’elle réussit à quitter l’orbite terrestre. C’est un cône de 51 cm de haut et de 23 cm de diamètre à sa base, elle pèse 6,08 kg. Il imaginait une machine beaucoup plus imposante. Il est surpris, on dirait un jouet. Elle ressemble aux bougies qui trônent au milieu de son gâteau.
Hier, sa petite fille, la deuxième a eu 11 ans. Le temps passe.
Le second prénom d’Augusta est Séraphine. Augusta signifie « vénérable, grande » ; Séraphine, « ardente ». Il ne reconnaît pas sa grand-mère sous ces qualificatifs. Le savait-elle ? Elle a été à l’école, bien entendu. Elle est rentrée à l’école communale de filles en 1903, à sept ans, c’est la loi. La scolarité est obligatoire jusqu’à 13 ans. Qu’à t’elle appris ? A t-elle obtenu son certificat d’études ? Que fait-elle ensuite ?
9.
Il reste sur son lit, la chaleur, la lumière, il attend, il regarde les arbres, ils frémissent, ondulent, le linge sèche sur l’étendage, l’ombre se déplace sur la terrasse. Il n’a pas envie d’ouvrir la boîte, de plonger dans les profondeurs. Il préfère glisser à la surface. Il n’a pas les images ni les couleurs, il fonctionne en noir et blanc, ce sont les mots qui l’animent, qui lui donnent une contenance. Il a aimé le jeu de la chaussure. Il en retrouve une autre paire, des tennis en toile blanche, il met du temps avant de retrouver la marque, Spring Court, le modèle est inventé en 1936, John Lennon les porte sur la pochette d’Abbey Road. Il en a usé un grand nombre, la chaussure en toile de coton est ventilée par 4 petits trous.
Quand il a seize et dix-sept ans il part l’été en Scandinavie. Il reviendra avec des sabots noirs suédois qui deviendront ses chaussures toute l’année. Il continue l’exploration de son placard mémoire à chaussures. Il avait oublié les bottes crétoises, une paire artisanale qu’il s’obstinera à porter pendant des mois malgré leur poids et leur inconfort, il avait dix-neuf ans ans. Il se souvient aussi des boots anglais, période teenager qu’il garnissait de clous pour claquer le sol quand il se déplaçait, ce qui avait des effets collatéraux nuisibles, il avait ruiné le parquet de l’appartement, et dérangé les voisins, pourtant charmants, qui logeaient au dessous, les Spalding, des américains de Pittsburgh. Au Rez de chaussée habitaient des suédois. Un immeuble étonnant maintenant qu’il y songe. Il croit se rappeler que la suédoise buvait, il n’est pas sûr. Il confond peut-être. C’est la sandale souple à lanières de sa grand-mère qui a déclenché cette vague de souvenirs, une madeleine d’un autre type, terre à terre.
Plus tard, quand il se mettra à courir, il s’intéressera aux chaussures, il deviendra un expert, le poids, le drop, l’amorti, il sera intarissable sur les chaussons, les semelles, il connaîtra toutes les marques, il en aura des dizaines de paires, de toutes les couleurs, il les rangera les unes à côté des autres et les prendra en photo, des collections qui lui rappelleront celles d’Arman.
Aujourd’hui ce qu’il préfère c’est marcher nu pieds, le matin dans le jardin, au risque de se piquer sur une ronce. Il savoure la fraîcheur de l’herbe, la douceur de la terre humide, les aiguilles de pins le caressent, il respire à chaque pas, perçoit la connexion avec la planète, le cosmos, il sait qu’il est vivant.
10.
Il passe devant la boîte, ouvre le tiroir pour sortir le gros dossier bleu, le referme, se décide pour la pochette verte. Il retrouve un ticket jauni, en date du 30 juillet 1978. Fête de la Laye. Parc de la Louette, Forcalquier. Cet été là, il est invité chez son ami François. Ses parents ont acheté un grand terrain, une maison à restaurer, un pigeonnier, la rivière coule au fond du jardin, un retour à la nature, période Larzac, la première vague écolo. Le père, un proviseur sévère, coupe militaire, se laisse pousser les cheveux, la barbe, troque ses grandes lunettes carrées pour des petites rondes, l’été le transforme, il se revisite en hippie naturiste.
La fête de La laye est organisée par le Parti Communiste. Il y a une tombola, le deuxième lot est un réfrigérateur avec congélateur, le troisième une paire de skis. Il a le numéro 021803. Il pense que c’est ce jour-là qu’il a entendu Moïse, Môrice, Morice Benin. Il est sous le charme de cet homme à la stature et la chevelure imposantes, à la voix chaleureuse et sensible. Il achète les disques « Je vis » et « Peut-être ». Ils chantent un autre monde, convivial, partagé, sans frontières ni barrières. À la même époque, il reverra Morice deux fois, dans des petites salles, à Aix, dans une MJC, et à Paris, vers le cimetière du Père Lachaise. Et puis, il disparaîtra de sa vie pendant 35 ans avant de réapparaître sur une affichette de la coopérative de la petite ville où ils se s’est installé à la retraite, en 2017.
Le concert est organisé chez l’habitant, un habitat collectif qu’il rejoint à pied un soir d’octobre. Il arrive dans une grande salle, il doit se déchausser, Morice est là, avec son guitariste, deux de ses fils, la mère du plus jeune. Il apprendra cette généalogie plus tard. Pour l’instant, il va saluer l’artiste, se présente, lui raconte les années soixante-dix, lui parle de sa chanson préférée, Les pays n’existent pas, Morice sourit, il boite, c’est la goutte lui confie-t-il, il lui dit parce que lui aussi boite, il a une jambe bandée, la gauche, il a été opéré, une veine retirée. Morice chante des chansons qu’il ne connaît pas. A la fin, il en ajoute une pour lui, il la lui dédicace. Les pays n’existent pas. Il est touché, ému. L’année suivante, au détour d’une conversation, il apprend que Morice habite dans le même quartier que lui, dans une maison devant laquelle il passe à pied très souvent. Puis il achète une maison, celle dans laquelle il écrit son histoire maintenant, et il devient le voisin de Morice. Il partage deux repas collectifs avec lui. Une après-midi, Morice est dans son jardin, il est passé en voisin, ils parlent de la pluie, du beau temps, de la vie. La rentrée suivante, il s’inscrit à la petite chorale qu’il anime avec une autre voisine. Le covid vient contrarier ce projet, il est différé. Et puis, le mardi 21 janvier 2021, alors qu’il doit accompagner son fils à l’école, comme tous les matins, Morice dit à sa compagne qu’il se sent fatigué, il va se recoucher. Il ne se réveillera pas. Il assiste à son enterrement dans la cathédrale.
Il regarde par la fenêtre, il fait encore trop chaud mais il a envie de nager. Il replie le ticket, le remet dans la pochette, il a fait le tour de ce souvenir.
Il fouille dans le petit tas qui s’est répandu sur le lit, les 17 photos carrés du séjour en Angleterre, il ne reconnaît pas la maison des Osborne, ses hôtes, encore moins le jardin. Ça a beau être écrit derrière, ça ne lui évoque rien, ni le nom qu’il n’associe à aucun visage, ni le lieu, rien, cette partie là de sa vie est effacée, il a pourtant, sous les yeux, la preuve qu’il y était, qu’il a passé deux semaines dans cette maison avec ces gens. Il y a une dix-huitième photo, elle est sombre, il l’avait ignorée, on voit un chat de gouttière dans une cour. Le chat s’appelle Cadichon, la photo est prise dans la maison de ses grands-parents, c’est écrit derrière. Le nom du chat a déclenché une étincelle, une vibration, mais il n’arrive pas à se souvenir, il avait un chat qui s’appelait comme ça, c’est lui évidemment mais sa mémoire sèche. Il a oublié.
Il y a des tickets de trains, un relevé de banque, un chèque, une enveloppe vide qui lui est adressée, tous ces documents datent de 1978. Pourquoi les a-t-il assemblés dans cette pochette ? Il ne sait plus. Il y a même un ticket, en date du 8 juin 1978 édité par la Fédération Française de Tennis et qui, puisqu’il validé, prouve qu’il était au stade de Roland-Garros ce jour-là.
11.
Il a de la fièvre, les gencives sensibles, il frissonne malgré la canicule, une pointe dans le poumon gauche, la tête dans un étau, le nez bouché et sa respiration par la bouche ressemble à un halètement. Il reste abattu sur le lit. Il a du mal à garder les yeux ouverts, un filet de bave translucide s’écoule à la commissure droite, il l’éponge avec le mouchoir en papier. Il a nagé mais le mal couvait, il l’a pressenti, l’eau était un peu trop froide alors qu’elle n’avait jamais été aussi chaude, les mouvements des bras entraînaient une tension inhabituelle dans les épaules, il est sensible aux moindres perturbations quand il nage.
Il commence à répertorier ses maladies, ses soucis de santé, il se dit que c’est une bonne idée, ça fait partie de sa vie, ces tracas, ces défauts, ces embûches sur le parcours, et puis, il renonce, il n’a pas envie de de souvenir de ces moments-là, il préfère les laisser dans le trou. Ça n’apporte rien de geindre, de rapporter ses misères, c’est indélicat, ça n’intéresse personne.
Il va dans l’atelier, il cherche une boîte en carton, il lui semble que pendant le déménagement, alors qu’il s’escrimait dans la cave, il avait extrait des reliques, des vieilles lettres, qu’il les avait rangées dans une boîte à chaussures, empilant en vrac tout ce qui lui tombait sous la main, lassé de ces heures passées à trier, jeter, cette somme monumentale de papiers pour la plupart inutiles, des factures, des relevés de banques, des ordonnances, des feuilles maladies, des contrats, des bulletins de salaire, des contraventions (plusieurs dizaines qu’il avait réussi à faire annuler, une histoire rocambolesque qu’il racontera peut-être une autre fois s’il y pense.) Et, dans son souvenir, cette boîte. Il la cherche en vain. Elle a peut-être disparu dans le garde-meubles. Il se relève malgré la fièvre et les maux de tête et il cherche, encore.
Il rapporte deux boîtes. Elles ont la même taille, de jolis motifs sur leur couvercle, des dessins géométriques qui se répètent. L’une est beige, l’autre bordeaux. Il ne sait pas ce qu’elles contiennent. Il ouvre la plus claire. Elle contient une grande enveloppe en papier kraft remplie de photos. Il pioche. Ce n’est pas son histoire, c’est celle de sa femme. Il referme le couvercle. Il ouvre la seconde. C’est un bric à brac, des enveloppes, des documents qu’il ne regarde pas et des photos de classe quand il enseigne. Les années défilent, il est derrière, à droite ou à gauche selon les années, il se tient bien droit, esquisse un sourire parfois, garde un air sérieux souvent. Il regarde ses élèves, les passe en revue, un par un. Il est surpris de les reconnaître, presque tous, même sur les photos les plus anciennes. Se souviennent-ils de lui ? Sans doute. Quand il en croise un, l’adulte qu’il est devenu s’enthousiasme et lui rapporte une anecdote. Il éprouve un sentiment de plénitude à détailler tous ces visages joyeux. Il referme la boîte et range les deux dans la bibliothèque métallique de l’atelier. Ce n’est pas ce qu’il cherche aujourd’hui. Les lettres sont peut-être dans le buffet. Il n’ouvre jamais les quatre tiroirs du bas. Il a entassé ce qui traînait quand il a emménagé il y trois ans et ne s’y plus intéressé depuis. Il est trop fatigué pour monter maintenant. Ça attendra encore un peu.
12.
Il est couché. Depuis des jours, il traîne une grippe d’été rapportée depuis l’autre bout du monde. Il repense à sa vie. C’est la lecture d’un livre, qui, cet après-midi, ravive ses souvenirs, les voyages en train. Tout se mélange, la vie est passée, il reste les miettes. Il a voyagé, plus loin qu’il ne l’avait imaginé. Il se contente de peu. Il est de nature sobre, les excès il n’aura pas essayé, jamais tenté. La mesure, il y a tant à faire, à voir, à quoi bon s’éloigner, s’agiter, se démener. Quand il pense à sa grand-mère, il a l’impression d’avoir eu mille vies en comparaison. Il dit « je suis comblé au delà de l’inespéré », il le pense, il a vu tant de belles choses. Il est fatigué aujourd’hui, il n’a plus le goût de l’aventure, il le trouve le mot ridicule. Il est un peu perdu dans ce monde, tout a changé, si vite. Il a suivi, participé, et puis, il s’est détaché, éloigné. Il aspire à une vie simple, monotone, répétitive, un modèle archaïque sans éclats. Il a toujours eu une attirance pour la règle monastique, le retrait, le silence, la contemplation, la méditation. Un mode d’être qui ne se projette ni dans l’avenir, ni dans l’ailleurs.
13.
Les semaines ont passé, le dossier est resté dans le tiroir et la boîte sur la bibliothèque, fermée. C’est en rangeant l’atelier que d’autres photos sont apparues, un jeudi.
Il avait participé au club lecture de la librairie, la séance se déroulait dans l’arrière salle du café de la grande place. Ils déplaçaient les tables, passaient un coup de torchon sur les toiles cirées humides, installaient les chaises. Ils étaient huit ce matin, elles étaient sept et lui pour être plus précis, le deuxième homme avait disparu après une seule participation. Ils avaient devisé, papoté, échangé des livres, encore et encore, ils étaient tous des dévoreurs, des attrape-tout, des affamés, la présentation de la nouvelle sélection leur avait donné de l’appétit, ils s’étaient partagé les exemplaires, avides de nouvelles sensations à partager. Le thème, cette fois, les écrits de prison, rien ne les rebutait. Il était remonté à vélo, avait mangé et, comme le soleil dardait, il avait ouvert l’atelier. Le désordre régnait, il avait bricolé un jour et laissé tout en plan. Par terre, des photos étaient éparpillées, il avait dû les faire tomber en cherchant un morceau de papier jaune, celui qu’il avait utilisé pour confectionner un carreau pour la salle de bains.
Dans le lot il y avait trois photos de sa grand-mère.
D’abord un médaillon, le grand père occupe le centre, on ne voit d’elle que la moitié du visage, à droite, elle porte un chapeau, ne sourit pas, elle a les traits plus marqués que son mari moustachu, à côté d’elle, tout aussi sévère. Ils doivent avoir une quarantaine d’années, à peine plus, peut-être cinquante, il ne les a jamais connus aussi jeunes. Les deux autres photos sont plus récentes, elles ont été prises le même jour. Sur l’une d’elle, il est au centre entre ses grands-parents, il est plus grand de taille qu’eux et s’appuie du coude sur leurs épaules, il est coiffé comme un chanteur des années soixante, celui qui braillait que Capri c’est fini, il doit avoir quatorze ans.
L’autre cliché retient son attention plus longtemps. Il y a, de gauche à droite, sa mère, son grand-père, sa grand-mère, son père, et, devant, coupé au deux-tiers, son chien, le teckel, on voit son arrière train et sa petite queue. Sa mère sourit, elle est jolie, elle croise les bras, elle porte un chemisier rose, une jupe droite, blanche et des sandalettes, blanches aussi. Son grand-père ressemble à une gravure ancienne, il porte le pantalon au dessus du nombril, une chemise en coton gris pâle sur un tricot de peau blanc, un béret noir, sa grand-mère est posée à côté les bras ballants dans sa blouse bleue, elle porte un fichu marron, elle tient un bouquet de fleurs des champs, qu’ils viennent de ramasser sans doute, son père les dépasse tous les trois d’une tête et demi, il parait très grand à côté d’eux, en pantalon de costume et chemise bleue, sa silhouette est élégante, un petit renflement abdominal pousse la chemise cintrée. Il porte, à son poignet gauche, la montre suisse dont il héritera quelques années plus tard. Ils sont dans la forêt de pins qui appartenait encore à ses grand-parents.
15.
Le médecin a changé la molécule. Le petit cachet qu’il a avalé avant de se coucher produit un effet sidérant, une anesthésie. Toutes ses fonctions ralentissent, à une exception près, son nez est débouché.
Abruti par le médicament, il choisit de ressortir le dossier bleu. Il occupe tout le deuxième tiroir et il a eu du mal à l’extraire, comme s’il résistait, n’avait pas envie d’être consulté, comme s’il lui disait « à quoi bon remuer ces vieilles histoires, laisse-moi dormir tranquille, tu vas encore te tourmenter, épargne-nous ça, regarde, c’est bientôt l’heure d’aller au marché, va te préparer et range-moi, ça ne rime à rien,… » .
Il l’ouvre, le feuillette, il parcourt d’un oeil les documents, les lettres, il sort quelques photos, des cartes d’identité. Depuis quelques jours, il cherche quelque chose, il ne sait pas quoi, il y a un blanc dans sa vie, un voile clair ajouré. Il se souvient de ses onze ans, ensuite tout est indistinct, des éclairs, des tâches, des points sur la carte mais rien de précis, le collège, puis le lycée, des années qu’il n’arrive pas à séparer. Il faudrait qu’il relève ces images, les pose et, peut-être y verra-t-il plus clair ?
Il décide d’établir la liste des points visibles.
Il se souvient de l’encyclopédie Larousse verte en trois volumes. C’est sa seule amie, il lit les articles, et découvre, fasciné, les reproductions des oeuvres, dessins et peintures. Il a onze ans, Raphaël, Rembrandt, Monet, Van Gogh, Cézanne, leurs petites images le charment. C’est un coup de foudre, l’amour qu’il leur porte ne s’apaisera qu’une fois qu’il les aura vus en vrai, qu’il se sera tenu debout devant, comme une promesse tenue.
Avant, il y a une collection de porte clés, des dizaines de toutes les couleurs, en résine, les plus nombreux sont des publicités pour les voitures, l’essence. C’est l’époque où la voiture est au centre de la ville, le salon de l’auto, il y va deux fois. Son père est passionné, il a fait de la course automobile, avant sa naissance, il ne lui en parle jamais, il parle peu, de toutes manières, d’un ton égal et calme, il ne l’a jamais entendu élever la voix, crier ou dire un gros mot.
Lui, à cette époque, c’est un adolescent taciturne, sujet à des colères subites. Il a commencé, vers douze ans, à refuser l’ordre établi, cette obligation de bien se tenir, tiens toi droit, cette injonction répétée. Il pousse penché. Ses furies n’ont pas d’objet, il ne se souvient pas de ce qui les déclenche, il fulmine, hurle, tape contre les murs, claque les portes, s’enferme dans le noir, se terre. D’où vient cette rage sans raison, ce mouvement, il ne sait toujours pas.
Il vit cloitré dans sa chambre, d’abord le dessin, puis la musique et enfin la littérature. Il construit un monde à l’intérieur, un refuge. Sur les photos, il est blême, le cheveu gras, l’œil triste.
Il pousse de travers, dans l’ombre, il refuse de se plier, il se replie.
16.
Son téléphone sonne. Un numéro inconnu. Il décroche, pour une fois. Une voix inconnue, un léger accent, chantant. Elle se présente, je suis la secrétaire de la mairie d’Arbori. Il feint la surprise, il sait déjà de quoi il retourne, sa cousine l’a informé la veille. Je vous appelle parce que le recommandé est revenu. Il comprend la méprise. Il a déménagé, il lui donne sa nouvelle adresse. C’est pour la maison de Corse, celle d’où le grand-père est revenu sans son fusil. Elle tombe en ruines et menace les habitations voisines. Le maire a pris un arrêté de péril. Il faut trouver une solution, vite, des travaux, une vente, mais la succession n’a jamais été réglée, depuis 1932, date du décès de Francois Pierre, le père de son grand-père.
17.
Son téléphone sonne encore. Un nom s’affiche, celui de sa cousine. Il décroche. Ils échangent sur ce dossier, elle l’encourage à s’investir, elle lui fait comprendre qu’ils vont au devant de poursuites, de pénalités, s’ils n’agissent pas dans les délais légaux, deux mois, précise-t-elle. Ils parlent aussi de leurs aïeux, elle lui rapporte des anecdotes, lui dit qu’elle a une photographie de sa grand-mère, une lettre du père de son grand-père. Elle va les lui envoyer.
Il reconnaît sa grand-mère. Elles sont trois sur le cliché, devant une voiture, un modèle difficile à identifier, on ne voit distinctement que la roue arrière, c’est une décapotable, haute, de couleur sombre. Une dame au visage carré et sévère se tient debout, comme plantée à droite, les bras ballants et les pieds écartés. Elle porte un chapeau improbable, un genre de bob rigide, une robe à motifs qui lui couvre les bras et descend sous le genou. A sa droite une fillette, neuf ans environ, se tient de trois quarts, le bras gauche accoudé sur la portière avant du véhicule. Elle porte le même chapeau que la dame, une robe blanche sans manches, des chaussettes qui remontent sur les mollets et des chaussures à languette. A droite, c’est elle, sa grand-mère, il cherche la ressemblance avec la vieille dame qu’il a connue. Elle a dix ou onze ans, une robe fleurie, elle aussi est accoudée sur portière avant, elle regarde le photographe, ses yeux clairs, son nez rond, son demi-sourire, elle est coiffée comme dans les films muets, bien peignée, une grand mèche sur le côté qui épouse l’arrondi du visage.
Il aimerait en savoir plus.
Il vient de relire le courrier accompagnant la photo. Il s’est trompé. La dame sévère, c’est sa grand-mère, les yeux clairs sa mère. Le cliché date des années trente. Sa grand-mère a moins de quarante ans, elle paraît plus. La plus jeune, c’est Rosette, la mère de sa cousine, celle qui vient de lui téléphoner.
18.
Il a rouvert la boîte, la rouge. Cette fois, il regarde derrière les photos, à la recherche d’un indice, une date, un nom, un lieu. Forêts des planteurs. Deux clichés, février 66 et Pâques de la même année. Il cherche sur une carte, la forêt se trouve à l’ouest d’Alger, à quelques kilomètres de la mer, les noms lui sont familiers, Les Sables d’or, le Club des Pins. Il a vu un jour une carte de membre dans les archives, il la cherchera plus tard. Sur la première, ils sont dix, onze si on compte le photographe. C’est un pique-nique, certains ont des sièges de camping, les autres sont debout ou assis par terre. Il fait beau et la température doit être clémente, ils sont en chemise, Alice a les bras nus, c’est la seule. Le couple, à gauche, ce sont les Bouchon, André et Henriette, les prénoms sortent de son chapeau comme par magie, ils l’accueilleront plusieurs semaines quelques mois plus tard quand son père penché à droite, derrière la calandre de la Ds, aura son terrible accident. La Citroën appartient à Emir, le mari d’Alice. Quelques années plus tard, il attrapera le paludisme, en Afrique noire. son comportement se mettra à changer, l’atteinte est neurologique, cet homme discret et poli se transformera en goujat décomplexé et désinhibé, interpelant les femmes pour leur tenir des propos obscènes et leur proposer des galipettes. Il faudra l’enfermer. Chez les Bouchon, il écoutera Salvatore Adamo sur le tourne-disques de leur appartement. L’album s’appelle Adamo, il sort en 1964, il commence par Tombe la neige, il l’écoute maintenant en repensant à cette époque, tout est blanc de désespoir, dou dou dou dou dou, cet affreux silence, tu ne viendras pas ce soir,… la face 2 commence par vous permettez monsieur. Leur fils tombera de la fenêtre en se penchant trop, quelques années plus tard. C’est l’explication qu’on lui donnera ; quand il y pense aujourd’hui, il doute du caractère accidentel. Au centre, debout, en train de se servir dans la glacière rouge, à côté de la nappe, il y a Mario, lui aussi connaîtra bientôt un destin tragique. Il sera dans la voiture qui, au fin fond du désert, fera, une nuit, des tonneaux. Il s’en sortira, esquinté, brisé, il mettra longtemps avant de retrouver un semblant d’autonomie. Il se noiera quelques années plus tard, un été, en Espagne. Lui, il est en train de boulotter un gros morceau de quiche, ou quelque chose qui ressemble, il est debout à côté de son père. Le garçon, du même âge, mais plus fluet que lui, c’est Eric, le fils de Mario, il fera de brillantes études, attrapera le sida et mourra avant d’avoir vingt-cinq ans. Il reste interdit, frissonnant, il est le seul survivant, probablement.
Il referme le fichier, va couper les légumes, le potimarron, la patate douce, les carottes, les oignons, l’ail. Il fait revenir les oignons, jette les morceaux dans la cocotte, ajoute un bouillon cube, râpe du gingembre, recouvre d’eau, remue et ferme le couvercle. Il a besoin du temps de cuisson pour s’éloigner des souvenirs.
Parmi ses trouvailles du jour, une autre photo est annotée au dos. Une belle écriture, à l’encre violette, les majuscules sont élancées, Fuveau, Mars 1931, Souvenir d’Hélène Moustier à son ancienne élève Josette Leca. C’est une photo de classe. Des filles, une quinzaine visibles, devant leurs pupitres inclinés, elles ont toutes la même coupe de cheveux, un carré plus ou moins long, tous les fronts sont dégagés, elles lisent, ou feignent de lire un livre format poche. Elles le tiennent debout ouvert devant elles, trois d’entre elles ont levé la tête et regardent le photographe. Au fond, à gauche, en hauteur, sur une étagère d’angle, un globe terrestre, sur le mur, des images dans des cadres, des reproductions. La maîtresse, Hélène, est invisible, son bureau, on le devine, une planche sur des tréteaux. 1931, sa mère a 13 ans. Ces jeunes filles sont des adolescentes, on dirait des enfants, elle est au premier plan, elle ressemble à la jeune fille devant la voiture, le même regard clair et déterminé, le même sérieux, une bonne bouille de bonne élève. Il espère que c’est bien elle, il n’est pas à l’abri d’une erreur, il continue à détailler la photo, c’est la seule qui lui paraît correspondre. Celle qui est derrière elle pourrait faire l’affaire mais la raie n’est pas sur le bon côté, il l’écarte.
Sur la photo précédente, celle où elle est à côté de Rosette, elle paraît un peu plus âgée, il doit rectifier, ne pas juger avec les critères actuels. La voiture c’est un peu plus tard, l’année suivante, sans doute, 1933, sa mère a 14 ans, sa grand-mère 37.
19.
Il court dans la montagne. C’est facile, il part de la maison, emprunte l’impasse et rejoint le sentier. Il descend jusqu’à la route en longeant l’habitat partagé, il remonte jusqu’à l’enclos des chevaux, puis s’engage dans la forêt. La montée se durcit, c’est ce passage qu’il préfère, il s’aide des bâtons pour gravir la pente. Arrivé au sommet, il reprend son souffle sur la piste avant de tourner et descendre vers le terrain naturiste, il le traverse, regarde les aménagements, il ne voit jamais personne, rejoint le sentier et galope jusqu’au gros chêne. Il continue sur la route avant de terminer dans la forêt. Pendant tout le parcours, il pense à ces photos, ce qu’elles évoquent et ce qui manque. Après sa douche, il effectue des recherches, cette jeune fille, quelles sont ses perspectives ? Comment, depuis cette place au premier rang de l’école communale de ce petit village de Provence, la fille du facteur a-t-elle pu se retrouver à Alger 35 ans plus tard dans la Forêt des Planteurs, ce jour de Pâques 1966 ?
En 1931, en France, moins de 5% des filles poursuivent leurs études jusqu’au baccalauréat. À cette époque, la majorité des jeunes filles quittent l’école après l'obtention du certificat d’études primaires, qui marque la fin de l’enseignement obligatoire, à 13 ans. Elle fait partie des très bonnes élèves, c’est sûrement Hélène, son institutrice, qui a remarqué ses qualités et l’a encouragée à aller au collège ou au lycée. Josette vient d’une famille modeste, son père est facteur, sa mère reste à la maison. Hélène a dû intercéder auprès des autorités, l’aider à obtenir une bourse, une place dans un pensionnat. L’adolescente ne peut pas se rendre à Aix en Provence tous les jours. Les jeunes filles qui vont jusqu’au baccalauréat proviennent majoritairement de familles bourgeoises ou urbaines, qui ont les moyens financiers et les ambitions de leur faire suivre un cursus long. Dans les zones rurales, le travail agricole ou domestique reste prioritaire pour les jeunes filles. Josette va aller à Aix en Provence, elle poursuivra sa scolarité, obtiendra son baccalauréat et commencera des études d’histoire et de géographie à la faculté de Lettres d’Aix. Elle se destine à l’enseignement, carrière parfaite pour une femme émancipée en 1938. La guerre va interrompre son cursus. Elle entrera dans la résistance, fréquentera la bourgeoisie aixoise, tombera amoureuse d’un officier issue d’une famille installée et respectée. Dans le dossier bleu, il trouve la carte d’étudiant prouvant la réalité de ce parcours réservé à moins de 2% des filles, bourgeoises pour la grande majorité. Elle est sortie de sa condition, c’est une transfuge.
20.
Il est né un dimanche, à vingt-trois-heures quinze. Il a retrouvé le certificat de sa naissance. L’officier d’état civil, M. Petiot, a ajouté un « s » pour accorder « heure » sur le formulaire. Son écriture est enfantine, maladroite et appliquée. Il l’imagine, accoudé, trempant la plume dans l’encrier, la petite coupelle blanche en céramique enfoncée dans un coin de son bureau, attentif à former les pleins et les déliés, s’assurant de noter les informations exactes, relisant et ajoutant ce « s », appliquant ensuite le buvard rose qu’il a gardé sous la main pour ne pas transpirer, regarder le résultat, prendre le tampon devant lui, l’encrer, et donner un coup à l’emplacement prévu, être un peu contrarié par la légère bavure, il a encore appuyé trop fort. Sur le cachet, est écrit, épousant la courbe, « Consulat Général de France . Casablanca ». Il signe le document, referme le Livret de Famille et le tend, en souriant, à son père.
Il est né le 3 mars 1957, déclaré le 16 mars. Il porte trois prénoms, le sien, et celui de ses deux grand-pères, Pierre et Arnaud. C’est ce qui est noté sur l’acte. Il découvrira plus tard qu’il y a un doute sur le troisième prénom, c’est peut-être Armand, il ne sait pas quand a eu lieu la confusion. Un jour, soixante ans plus tard, il présente sa carte d’identité au bureau des entrées d’un hôpital, la secrétaire, après avoir farfouillé sur son ordinateur, lui indique qu’elle ne peut pas l’enregistrer, qu’il y a une erreur sur son identité. Il est indiqué Armand dans son fichier. Jusqu’à ce jour, il avait toujours pensé qu’il s’appelait, en troisième position, Arnaud. Il remarque que l’écriture manuscrite des deux mots est difficile à distinguer.
Il a retrouvé une troisième photo datant de 1966. Il est à la montagne cette fois. Il est debout sur une pelouse sèche, il porte un pull over en laine beige, un fuseau noir et des chaussures de randonnée, en cuir, avec des lacets rouges, il croise les mains. Il est à Chrea, à une soixantaine de kilomètres d’Alger. La station, située à 1500 m d’altitude, est accessible par la Route Nationale 37, qui grimpe sur 19 km depuis Blida. Il se souvient d’un hiver, où, sur cette route enneigée, les véhicules sont tous arrêtés, en travers, ils restent des heures dans la Peugeot 404 à injection. C’est dans cette voiture que son père, Mario et un troisième homme qu’il ne connaît pas auront leur accident dans le désert une nuit deux mois plus tard. C’est Pinifarina, le dessinateur de Ferrari, qui lui donne cette allure, ses lignes droites et tendues, les ailerons verticaux et le pare-brise panoramique. La Peugeot 404 se caractérise par son confort, sa tenue de route, ses performances et sa sobriété. Son défaut principal concerne ses freins. C’est la fiche technique qu’il trouve sur un site spécialisé. Est-ce un défaut de freinage qui est à l’origine de l’accident ? Il ne croit pas, le conducteur s’est assoupi, les passagers dormaient déjà, ils revenaient du gisement d’Hassi Messaoud à 859 km au sud d’Alger, le véhicule est sorti de la route et a multiplié les tonneaux. Son père, gravement blessé, arrive à éteindre le contact. La suite, il la vit en direct, le coup de téléphone de la police le lendemain, l’affolement, les pleurs, les cris.
Il cherche une photo de la Peugeot incriminée.
Il replonge dans le premier tiroir, il se souvient qu’il avait mis de côté des photos et documents quand il a commencé son enquête. Maintenant qu’il a avancé, ils prennent de la valeur, il a un véritable trésor sous les yeux. La chronologie s’affine. C’est l’année 66 qui est cruciale. Ce nombre l’a toujours effrayé, il ne respire pas quand il lit cette page dans chaque livre, elle porte un signe qu’il redoute, il pensait à une superstition absurde jusqu’à cet instant où il découvre que l’accident a eu lieu cette année là. A Pâques, ils pique-niquent dans la forêt en Algérie. En Août 1966, son père est dans sa chambre d’hôpital à Suresnes. L’accident a eu lieu en juin, au début du mois sans doute. Il comprend mieux le déroulement des évènements. Son père est transféré à Paris, la gravité de ses blessures entraînera de nombreuses opérations, il a le crâne en partie défoncé, il a perdu un oeil, le gauche, il le verra enlever son œil de verre le soir et le remettre le matin. Sur la photo, il porte un cache, sa mâchoire est fracturée en plusieurs endroits, il mangera à la paille pendant des mois, il a une jambe cassée et des hématomes monstrueux, c’est ce dont il se souvient.
Lui est pris en charge par des amis qui l’accueillent pour la fin d’année scolaire, chez les Bouchon, André et Henriette.
Cet été là, il va chez ses grand-parents, chez des amis, il est aussi accueilli chez son oncle, le frère de son père (ils sont fâchés depuis des années) dans un jolie propriété Sur la côte d’Azur. Philippe mène grand train, personnel, piscine, voiture de luxe, bateau, et dans la propriété il y a deux doberman, deux monstres identiques. Sa tante, la deuxième femme de l’oncle, l’accueille gentiment, lui fait découvrir les tomates et le melon. Il n’avait jamais voulu goûter.
A la rentrée des classes, il vit à Fuveau, il prend le bus pour se rendre au Lycée Mignet, il a un an d’avance… ça ne colle pas, il manque une année. Il reste interdit.
Où sont passés ses 10 ans ? Il ne retrouve pas où il était entre septembre 1966 et septembre 1967. Il est à Alger. C’est son CM2. Il a une pochette avec ses cahiers d’écolier, elle est rangée dans la quatrième tiroir du bas dans le buffet du salon. Il ira les chercher demain matin. Il est très tard. Il doit se lever tôt demain matin pour aller au solfège.
21.
Il est obnubilé par cette chronologie. Il s’endort en y pensant, se réveille au milieu de la nuit, reprend le fil puis le relâche, recommence dès qu’il ouvre un oeil. Le mécanisme s’est enclenché, il fouille dans sa mémoire, s’installe dans une forme d’hypnose, une plongée en apnée dans des eaux troubles agitées d’algues. Tout est flou, tout est sombre, tout se ressemble, il attrape un coquillage, le porte à son oreille et croit entendre la mer.
Il doit se focaliser sur un segment, ralentir le temps, faire des arrêts sur image, avancer mois par mois, pas à pas dans cette période chamboule tout. Juin 66, l’accident, août 66 il va voir son père à Paris, septembre 66, il retourne à Alger, entre au CM2, son père n’est pas là. L’année scolaire 1966-67 est effacée, aucune photo n’est prise, c’est son père qui a toujours tenu l’appareil. L’été suivant il est chez ses grands-parents à Fuveau. Quelques mois plus tard, il est à Aix en Provence, dans une tour, un petit appartement meublé. Il découvre la télévision. Il va au collège à pied, joue avec les enfants dans la rue, collectionne les timbres, nage dans la toute nouvelle piscine olympique, construite en 1967. Il porte encore des culottes courtes, le lycée est un lycée de garçons. C’est la première fois qu’il est dans un établissement non mixte. Il se souvient des longs couloirs, des grandes cours, des platanes, des feuilles mortes. Il travaille bien, s’applique. En mai, les cours continuent malgré l’agitation dans la pays. Seuls quelques professeurs font grève, la majorité assure leurs cours. 45 ans plus tard, il dirigera une école située sur le même boulevard, à quelques mètres de ce lycée. L’été il part en home d’enfants, à Megève. Il a retrouvé des photos du séjour et deux cartes postales vantant les qualités de l’établissement. Il y retournera l’année suivante, et le 29 juillet 1969, ils seront tous réveillés au milieu de la nuit pour assister en direct aux premiers pas d’un homme sur la lune.
22.
En septembre 1968, il arrive dans la région parisienne, dans les Hauts de Seine, à Sèvres. Il y restera jusqu’à ses dix-huit ans. Il a sous les yeux trois photos, prises le même jour, le mois est indiqué au dos, il est illisible les trois fois.
Il s’arrête sur la mise en scène d’un des clichés. Il est dans le salon de leur nouvel appartement, la Tour Eiffel est visible au loin quand on ouvre les rideaux qui sont tirés ce jour là, il est assis dans le fauteuil club en cuir marron de son père, à droite. Il tient le journal, le Figaro sans doute, il sourit. A sa gauche, sur une table basse aux pieds arqués, trône un poste de radio imposant. Il occupe toute la surface. C’est un modèle allemand, un Grundig. Il effectue des recherches, il cherche dans les catalogues de l’époque, il met du temps à le repérer, c’est le gros bouton en bas à droite qui le guide. Le modèle date de 1967, c’est le Concert Boy. Il est en première page, le descriptif se trouve à la page onze. Il note la taille 36 x 21 x 11 et le poids, 4,1 kg. Sur la tablette, il y a un briquet et un cendrier en étain, sur la table basse, devant le fauteuil, un pot en cristal, deux paquets de cigarettes rouge et blanc, des Craven. Les Craven A existent encore, en 2024, le paquet de 20 cigarettes coûte 11,50 euros. En 1968, il coutait 1 F., autrement dit 15 centimes d’euros… en tenant compte de l’inflation, sa valeur actuelle serait de 1,50 euro. Sa mère est installée de l’autre côté de la pièce, elle a les cheveux gris coupés au carré, la mèche a changé de côté depuis la classe de fin d’études, elle sourit et tient contre elle Nathie, c’est le chien, un teckel, le contraste est frappant, ce chien qui fixe le photographe, tout noir sur son pull blanc. Sur le radiateur, derrière elle, une cage à oiseau. Il n’y a jamais eu d’oiseau, c’est l’objet élégant artisanal qui lui vaut cette place dans le salon.
Sur une des deux autres photos, il pause devant la maison, c’est une grosse bâtisse, elle est divisée en trois étages, ils occupent le dernier. On accède à la porte d’entrée par un escalier. Il est devant le portail, il porte un pantalon gris, des chaussures noires, une chemise blanche et un blazer à quatre boutons. Il a grossi depuis l’année précédente. Il a l’air empêtré dans cet accoutrement. Il n’a plus rien à voir avec l’enfant radieux rayonnant sur son vélo dans la forêt des Planteurs. C’est avec celui-là qu’il va devoir vivre dorénavant pendant plusieurs années avant de le débarrasser de cette identité qu’il est sensé épouser. Sa violence à venir sera l’expression de sa résistance à ce nouvel ordre.
Juin 1969. Il a douze ans. Il est devant une église, en aube, il est au bout du rang, ils sont très nombreux, plus de cinquante adolescents du même âge, sur plusieurs lignes, les garçons d’un côté, les filles de l’autre. Elles portent un grand voile blanc sur leur aube. Lui, on le devine dans ce cortège immaculé de communiants, une croix bleue a été ajoutée au stylo pour le distinguer dans cette vague uniforme. Dans une pochette, son portrait individuel, en noir et blanc. Un cordon maintient l’aube au niveau des hanches, la longue robe est munie d’une capuche qui repose sur ses épaules, un énorme crucifix pend autour de son cou, il porte des lunettes, une paire rectangulaire en écaille marron foncé. Il détaille ce visage, cherche à retrouver quelque chose de lui. Il n’y parvient pas. Ça pourrait être un autre, c’est un autre même s’il porte son nom.
Il est allé chercher la grosse enveloppe dans le buffet. Elle contient six cahiers d’écolier format habituel et trois demi-cahiers. Cinq ont encore leur couverture d’origine, de papier coloré, ils sont comme neufs, ce sont les siens, à l’école maternelle et au cours préparatoire, il a un an d’avance. Il les feuillette, il est impressionné par l’exigence de la maîtresse, la difficulté des exercices, il a la preuve, sous les yeux, que le niveau scolaire s’est effondré. A cinq ans, il lit, écrit, compte jusqu’à 100, effectue des additions (à retenue), des soustractions et même des petites multiplications. Il est gaucher, écrit à la plume sergent major et, malgré un résultat fort honorable, n’obtient que des passables, un ab parfois.
Il tire de la boîte une photo plus grande que les autres. C’est celle de sa classe au cours préparatoire. C’est écrit sur un petit panneau devant les enfants alignés en quatre rangées, les premiers sont assis sur une estrade basse, derrière ils sont sur le sol de la cour, les deux dernières rangées sont alignées sur deux étages, sur des bancs. La maîtresse est à droite, elle est petite, porte une jupe et un cardigan, sa crinière est dense et sombre. Ils sont quarante bambins présents le jour de la photo, 26 garçons et 14 filles, un sacré troupeau. Là encore, le contraste est saisissant avec les classes d’aujourd’hui.
23.
Il a passé la semaine à randonner, s’égayer dans la montagne, trotter, marcher, s’enivrer, les cieux tourmentés, la brume tenace, les lacs d’altitude, les sommets enneigés. Il est rentré oxygéné, ravi, le corps exalté.
24.
Il cherche un acte notarial. Celui qui retrace les éléments entrant dans la succession de son grand-père. Depuis 1932, compte-tenu du statut spécifique de l’île, les biens sont restés en indivision. Il fouille dans les tiroirs, le buffet, les placards, il sort tout ce qu’il a ramené du garde-meubles, des piles de documents, plus ou moins rangés, des pochettes dont l’étiquette ne correspond pas au contenu, tout un fatras qu’il a trié à la va vite dans l’urgence du déménagement. Il ne trouve rien qui concerne cette affaire. Il faut pourtant qu’il se dépêche, le délai court, à la fin du mois les pénalités vont tomber et les ennuis avec. Dans ce fourbis, émerge un carnet rose, son livret scolaire, y sont consignées ses notes, celles de sa sixième, il tourne les pages, regarde ses résultats, en décembre, M.Peyrot, il ne sait pas qui c’est, a écrit dans la case « observations des professeurs et adjoints d’enseignement « s’amuse sottement au lieu d’écouter ». Sa mère, dans la case suivante a répondu « j’espère que ça ne se reproduira plus ». C’est la seule appréciation le concernant pour cette année. Le 15 mai, il a noté, recopiant probablement au tableau l’information suivante : « les élèves seront accueillis normalement au lycée aux heures de classe habituelles. » Les évènements de mai 1968 sont restés à la porte de cet établissement de province.
Le hasard est malicieux. Il a rangé ses bulletins de notes, ceux du collège et du lycée, dans une grande enveloppe verte, celle dans laquelle les parents d’élèves lui ont écrit des mots pour son départ à la retraite. Sur les bulletins, il lit « aucun travail, manque de sérieux, ensemble médiocre, très moyen, résultats très insuffisants, …. » et sur la carte géante « merci pour votre disponibilité, votre enthousiasme, votre bienveillance, vous gravissez régulièrement les sommets, avec vous ils ont gravi celui de l’éducation avec un E majuscule, merci pour votre énergie, vos projets, votre liberté tellement utile dans le monde de l’éducation, … » . Entre les deux, une vie, la sienne.
Pourquoi l’enfant qu’il était a-t-il pris tant de place dans ce récit ? Il met du temps à comprendre. Cet enfant de 10 ans est la dernière personne qui a bien connu Augusta. C’est le seul témoin qu’il peut convoquer. Il ne dit pas grand chose d’elle. C’était un enfant à l’époque des faits.
Interlude
Il se demande d’où est venu ce texte. Il tente de retracer le chemin parcouru. C’est un trajet aléatoire, un drôle de voyage. Une nuit, il a commencé à écrire l’histoire d’un funambule. Il a suivi le bonhomme plusieurs mois. Un jour, il l’a abandonné. C’est une sale manie qu’il a, de donner vie à des personnages et puis, sans raison, de les laisser se débrouiller seuls, dans une forêt sauvage, une île perdue ou un désert hostile. Depuis quelques années, le phénomène se répète inlassablement.
Un matin, englué dans une histoire qu’il n’arrive plus à développer, il ajoute une femme qui traverse, seule, la banquise. Ce nouveau personnage, qui n’apparaît dans aucun de ses textes précédents, l’intrigue. Il effectue des recherches. Au fil des semaines, elle se matérialise, s’étoffe, il imagine son existence. Elle l’entraîne dans une grande aventure et il caresse le projet d’écrire un gros roman. Et puis, son inconstance le rattrape et l’effort à fournir a raison de son ambition. Il était alors plongé dans la fin du XIX ème siècle, à la poursuite des premières aventurières quand la figure de sa grand-mère lui a fait signe « Moi aussi je viens de là. Je suis un petit sujet, insignifiant certes, mais tu m’as connue, pour de vrai, tu te souviens de moi ? Je fais partie de ta vie. »
Il continue à creuser. Les choses humaines se perdent dans les méandres des circonvolutions de la conscience. Il rassemble les pièces à conviction. La femme des neiges est apparue pour relancer l’histoire d’un type dont il rapportait le quotidien depuis des semaines. L’homme en question s’était retrouvé, un jour, dans un monde vide, apparemment seul survivant. Il errait dans une ville déserte à la recherche de nourriture, d’un abri. Il s’était, après de nombreuses péripéties, installé dans un immeuble. Une fois qu’il a créé les conditions pour assurer sa survie, il ne sait pas trop comment l’occuper. Alors, une idée germe, dans le récit, sous cette forme : « Il entra. Il inspecta les lieux avec un semblant de méthode, d’abord parcourant chaque pièce de gauche à droite, de haut en bas, repérant les meubles à ouvrir. Il commença par prendre des sacs. Il les remplissait de tout ce qui pourrait lui servir, des vêtements chauds et confortables, des outils, il prenait les bijoux, des livres parfois, des lettres, des photos. Il lui vint à l’idée de garder la mémoire des disparus. Ça lui tiendrait compagnie. » Elle prend corps dans la note qui suit : « Son personnage, en attendant qu’il se passe quelque chose, pourrait, à partir des documents recueillis, reconstituer les vies des personnages disparus. »
A ce stade, le dispositif est en place, son inconscient a tracé, point après point, le parcours jusqu’à sa grand-mère. Il n’a plus qu’à retrouver la boîte de photos et le dossier bleu, et écrire ce qui vient, comme ça vient.
Il y a sûrement d’autres raisons qui lui ont échappé. C’est le propre de l’animal humain de croire être arrivé quelque part alors qu’il continue à errer dans le labyrinthe de son existence…
Fin de l’interlude.
…/…