09/05/2022

Le temps dans tous ses états (1)


Dans le désordre, je relis et relie, copie et recopie, annote et commente mes propres écrits, un fourmillement. Je creuse au hasard, découvre des bouts d’existence collés sur le papier jauni. Ces mots oubliés réveillent des souvenirs, des sensations.
C’est ainsi. 

13/10/1993 
“L. a subi 3 prises de sang ce matin. Heureusement, cet après-midi ses amies viennent fêter ses 8 ans. Hier soir, nous avons revu P. et sa nouvelle compagne, Valérie. Cherchant un trajet vers la fortune, ils  vendent sur catalogue des produits inconnus qu’ils livrent à domicile. Fagotés dans leur tenue de présentation, ils s’obscurcissent l’âme avec des discours de charlatans, masquant la réalité pour nous vendre un monde parfait, où tout brillera après leur passage.” 

 C’est la guerre en Ukraine depuis 2 mois. Je ne sais pas pourquoi j’ai éprouvé l’envie de retourner dans mes vieux carnets. Je ne me souvenais pas du nom de l’amie de P., le reste était présent dans ma mémoire. J’ai changé quelques mots et réduit le texte. L’émotion m’a étreint en pensant à L. 

25/04/1993 “Un dé réduit la vie au vide”. 
Ces formules à l’emporte pièces m’amusent encore. Ce jeu avec la langue nous plonge instantanément dans le mystère de l’existence. Depuis j’ai étudié sérieusement la question de l’origine du langage.

 Je fais défiler les pages du carnet, lis des passages, et observe les petits dessins, ces arabesques dont j’orne les pages de tous les livres, carnets et feuilles que je croise, j’ai dû en faire des milliers, si j’allais au bout du catalogue insensé de mes dits, écrits et dessins, ils rempliraient des volumes entiers. 

En date du 30 janvier 1994, je relève “C’est le mot qui fait l’homme, c’est la parole qui le fait exister”. Quel que soit l’endroit où je pioche, je ramasse toujours le même terreau. 

 La page suivante est raturée, soigneusement, consciencieusement. Qu’ai-je voulu soustraire à ma mémoire ? Pourquoi ce besoin de l’écrire puis de censurer ? Je pourrais chercher à décrypter ce message secret mais ce serait manquer de respect à celui que j’étais quand il l’a délibérément obscurci. 

 Sur la page qui fait face j’ai écrit “ il y a 100 ans, pendant un hiver très rude, il a tellement plu que la moitié de la montagne est tombée sur le village. Tous les habitants ont été engloutis sauf une qui n’était pas au village ce jour-là” Je ne me souviens absolument pas des raisons qui m’ont poussé à noter ce fait. Aujourd’hui, je le vois comme un début de roman. 

 Suivent une série de notes, chiffres et mots écrits en caractères d’imprimerie, aucune idée de ce qu’ils signifient. Puis plus rien, tous mes carnets, petits ou grands, sont sur le même modèle, des écrits très denses dans les premières pages, puis ça s’effiloche et les pages restent vides. 

 C’est comme ça.